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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/613

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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE I.

sa main l’empire et la cité de Constantinoble, mais qu’il luy plust luy octroyer ayde pour la garder contre les mescréans ; car quant estoit de luy, plus ne la pouvoit défendre contre la puissance des Turcs. Et si le roy de France ne luy aydoit, que il iroit à refuge à tous les autres roys chrestiens. Et fut ordonné que tandis que l’empereur seroit au dict voyage, celuy Calojani qui estoit son nepveu demeureroit à Constantinoble comme empereur à la garde du lieu, jusques à tant que son oncle retourneroit à tout tel secours qu’il pourroit avoir. Mais de ¤celle chose respondit Calojani que il n’en seroit nullement d’accord, si le mareschal ne laissoit de ses gens d’armes avec luy et des gens de trait ; car il sçavoit bien que dès aussi tost que ils seroient partis, le Basat viendroit à toute sa puissance assiéger la ville, l’affamer et la gaster. Le mareschal qui vit bien que voirement estoit en voye de perdiction, s’il n’y avoit aulcune provision, laissa pour la garde de la ville cent hommes d’armes et cent varlets armés, de ses propres gens, et une quantité d’arbalestriers. De laquelle compaignée ordonna chef le seigneur de Chasteaumorant, et les laissa pourvéus et garnis de vivres pour un an, et argent suffisant en main de bons marchans pour les payer chascun mois tout le temps durant. Et en toutes choses donna bon ordre avant qu’il partist. Parquoy, quand les Genevois et les Vénitiens qui là estoyent virent la saige et honnorable provision du mareschal, firent un accord entre eulx : que ils laisseroient huict galées garnies avec ses gens pour la garde de la ville, c’est à sçavoir quatre de Gennes et quatre de Venise. De ceste garnison furent moult reconfortés ceulx de la ville, qui avant estoient comme en désespoir, et n’y sçavoient meilleur conseil que de eulx enfuir devers les Sarrasins, et abandonner la bonne ville de Constantinoble. Et atant se partirent de Constantinople pour venir en France l’empereur et le mareschal qui un an y avoit demeuré.

CHAPITRE XXXIV.

Comment le seigneur de Chasteaumorant fit bien son debvoir de garder Constantinoble, et la famine qui y estoit, et le remède qui y fut mis.

Le seigneur de Chasteaumorant, que le mareschal avoit laissé chef et garde de Constantinoble, fit tant bien son debvoir de ¤celle commission comme preud’homme envers Dieu et très vaillant chevalier aux armes qu’il est, que à tousjours mais en debvra estre honoré ; car très soignement il garda la ville ; en laquelle, tost après que l’empereur fut party, fut si très grand famine, que les gens estoient contraincts par raige de faim de eulx avaler par nuict à cordes jus des murs de la ville, et eulx aller rendre aux Turcs. Pour laquelle chose Chasteaumorant estoit presque aussi diligent de faire bon guet, afin que la gent de la ville ne s’enfuit, comme pour la doubte des ennemis, aussi de paour qu’ils se rendissent à eulx. Si eut moult grand pitié de ceste pestilence, et un tel convenable remède y trouva que il envoyoit souvent et menu ses gens courir et fourraiger sur les Turcs, par tout où il sçavoit que il y avoit gras pays, quand ils ne s’en donnoient de garde. Si leur portoit de grands dommaiges ; et prenoit aucunes fois de bons prisonniers ; et les rançonnoient nos gens, les uns à argent, les autres à vivres. Et par ¤celle voye et manière fit tant que la ville, Dieu mercy ! fut remplie et aisée de tous biens ; ne il n’estoit vaisseau de Sarrasins qui là environ osast passer, qui tantost ne fust happé par ces galées qui tousjours estoyent en aguet. Et par ainsi garentit la cité de mort, de famine, et des mains des ennemis, et la remplit d’abondance. Et par la diligence qu’il y mettoit tousjours gaignoit quelque chose sur Sarrasins. Et ainsi la garda l’espace de trois ans contre la puissance des Turcs. Et à brief parler, tant y fit luy et les gens de sa compaignie, que ceulx qui en sçavent la vérité, dient que, par luy et par les bons François qui avec luy estoyent, a esté sauvée et garantie d’estre du tout destruite et périe la noble et ancienne cité de Constantinoble. Laquelle chose, n’est point de doubte, fut très agréable à Dieu, et grand honneur au roy de France et aux François qui bien leur vertu y esprouvèrent, et grand bien pour la chrestienté. Et tout ce bien advint par la saige prévoyance du bon mareschal qui les y laissa ; parquoy nul ne pourroit dire le très grand bien qui advint de l’allée que le mareschal fit au dict pays.