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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/629

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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE II.

eussent cause, par chose qui luy apparust, d’avoir faict telle armée ; toutefois son très hardy couraige de rien ne s’en espouventa, nonobstant que il eust beaucoup moins de gens et de navire. Et délibéra que, supposé que celle assemblée fust pour luy courir sus, que rien ne les doubteroit, et que à bataille ne leur fauldroit mie. Et de ceste chose délibéra avec son conseil ; mais toutesfois, pour ce que la vérité de leur faict ne pouvoit savoir, et n’estoit mie certain que contre luy fust, deffendit à tous les siens que ils se gardassent que le premier mouvement ne veint d’eulx ; car il ne vouloit estre cause d’esmouvoir contens, ne que Vénitiens ne pussent dire que par luy fust. Mais bien leur dict et enhorta que, si par les autres la meslée venoit, que ils se portassent comme vaillans. Le lendemain matin, le mareschal fit mettre ses galées et ses gens en très belle ordonnance, et tous apprester de combattre si besoin estoit, et mettre devant les arbalestriers tous prests de tirer, et les gens d’armes de monstrer toute apparence de bon visaige de eulx défendre contre qui les assauldroit. Et ainsi que fust ordonné, se partit le mareschal atout ses huict galées pour venir au port de Modon. Et quand il fust assez près, il envoya devant une galée pour sçavoir des nouvelles. Et quand les Vénitiens véirent venir la dicte galée, ils l’accueillirent à grande joye et feste, et se monstrèrent joyeux de la venue du mareschal qui près estoit. Si se partirent du port, et joyeusement luy vindrent au devant, et grand recueil luy fit le capitaine des dictes galées qui se nommoit messire Carlo Zeni, et tous les autres, et le mareschal à eulx, et ainsi amis se trouvèrent. Si retournèrent toutes ensemble au dict port de Modon. Et fut le dict mareschal du tout hors du soupçon qu’il avoit eu.

CHAPITRE XIII.

Comment le mareschal donna secours à l’empereur de Constantinoble pour s’en retourner en son pays.

Quand le mareschal fut arrivé à Modon, là trouva les messaigers de l’empereur de Constantinoble nommé Karmanoli qui l’attendoient, par lesquels il luy mandoit que, pour Dieu, et en l’honneur de chevalerie et noblesse, il ne voulsist point passer outre sans que il parlast à luy ; car il estoit en la Morée, vingt milles en terre ; si le voulsist un petit attendre, et il viendroit à luy. Le mareschal receut les messaigers à tel honneur qu’il leur appartenoit, et leur dict bénignement que ce feroit-il très volontiers. Si ordonna tantost, pour luy aller au devant, le seigneur de Chasteaumorant à tout sa gent, et messire Jean d’Oultre, marin Jenevois, à tout une galée, et luy l’attendit à un port appelé Baselipotamo. Quand le mareschal sceut que l’empereur approchoit, il luy alla à l’encontre, et receut à grand honneur luy, sa femme et ses enfans qu’il avoit amenés, comme raison estoit. Le dict empereur le requist moult bénignement, en l’honneur de Dieu et de chrestienté, que il luy voulsist donner confort et passaige jusques à Constantinoble. Le mareschal respondit que ce feroit très volontiers, et tout ce que pour luy pourroit faire. Si ordonna tantost pour le conduire quatre galées, lesquelles il bailla en gouvernement au bon seigneur de Chasteaumorant. Si se partit à tant l’empereur, et le mareschal le convoya jusques au cap Sainct-Angel. Quand là furent arrivés vindrent au mareschal les messaigers des Vénitiens, qui avoient sceu comme il avoit baillé quatre de ses galées pour convoyer l’empereur. Si dirent que ils estoyent délibérés s’il leur conseilloit, d’en bailler aultres quatre pour plus seurement le mener où il vouloit aller, À ce respondit le mareschal, que ce seroit très bien faict, et grand honneur à la seigneurie de Vénise et au capitaine d’icelles galées. À tant print congé l’empereur du mareschal et moult le remercia, et aussi les Vénitiens. Si s’en partit, et tint son chemin droict à Constantinoble. Et le mareschal atout ses quatre galées sans plus tira vers Rhodes. Et les Vénitiens qui demeurèrent à neuf galées allèrent avec luy, et telle compaignie luy tenoient, que quand il alloit ils alloient, quand il arrestoit ils s’arrestoient, et ainsi le firent jusques à l’isle de Nicosie. Adonc le mareschal, tousjours tendant au bien de la chrestienté, et à l’exaucement et accroissement de la foy, comme celuy qui désiroit la confusion et désadvancement des Sarrasins, se pensa d’un grand bien. C’est à sçavoir que, si le dict capitaine à tout son armée vouloit estre avec luy, et que tous d’un bon vouloir allassent courir sus aux mescréans, qu’ils estoient belle compaignie de bonnes gens pour leur faire une très grande envahie et grevance. Si manda par son messaiger