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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/637

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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE II.

voya l’avant-garde premièrement assembler ; et la conduisit messire Louys de Culan, son mareschal, et il la suivoit de près à tout sa bataille. Quand ils furent approchés des Sarrasins, de beau traict les saluèrent, et au réciproque les Sarrasins eulx, et puis vistement les allèrent assaillir ; et iceulx fort se défendirent ; mais nos gens de près les requirent, et si fort les pressèrent que ils prirent à chanceler. Quand ceulx de cheval virent les leurs qui se prenoient à reculer, ils se départirent et cuidèrent venir enclorre la bataille du mareschal ; mais ceulx de l’arrière-garde par tel randon les prirent à servir de bon traict, que oncques enfoncer ne les purent. Adonc leur courut sus le fier mareschal à tout sa bataille, et main à main prirent à combatre. Et là y eut assez d’hommes et chevauix abatus, qui depuis ne relevèrent. Si furent toutes les batailles assemblées, où il y eut fière meslée, et des morts et des navrés largement de tous costés. Mais à quoy plus long compte vous en ferois-je ? À tant alla la chose, que plus n’eurent pouvoir les Sarrasins de tenir estail, ne de souffrir ; et fuir les convint pour garentir leurs vies. Si leur firent les jardins bon mestier, èsquels desconfits se fichèrent ceulx qui eschapper purent ; si guerpirent la place, et fuit qui peut : mais maint en y eut qui si près furent pris, qu’espace n’eurent de fuir : ains y laissèrent les vies, et ainsi se cachèrent là les fuitifs de la bataille et le demeurant des morts. Le mareschal qui ainsi les voyoit là fuir à garant, à peu qu’il n’enrageoit dont iceulx luy eschappoient ; et tant estoit sur eulx acharné qu’après eulx ès jardins ficher se vouloit. Mais ceulx qui l’aimoient le prièrent pour Dieu que il ne le fist, car trop y sont les lieux divers et destournés, parquoy s’ils y fichoient jamais pied, n’en retourneroit. Si s’arresta là, et se tint au champ grand pièce pour attendre et véoir si de nulle part Sarrasins sauldroient pour le combattre, et si ceulx qui fuis estoient se rassembleroient ; mais de ce n’avoient-ils garde, car nul n’en avoit vouloir. Et quand assez eut attendu, et que chascun luy disoit qu’il s’en retournast en son navire, et qu’il avoit eu belle journée, s’en revint en belle ordonnance l’avant-garde devant, et la bataille après, et puis l’arrière-garde. Et en tel arroy, et en louant Dreu se bouta en son navire.

CHAPITRE XXI.

Cy dit comment on sceut certainement que les Vénitiens avoient faict sçavoir aux Sarrasins la venue du mareschal, et comment il print Botun et Barut.

Ne fut mie encores saoulé de grever les Sarrasins le vaillant mareschal, quoy que on luy dist que à grand honneur retourner s’en pouvoit, car bien avoit exploicté. Mais de ce ne fut pas d’accord. Si se partit de Tripoli, comme dict est, et au partir de là il ouït nouvelles que une nave de Sarrasins estoit au chemin de Barut. Si commit tantost pour y aller le seigneur de Chasteaumorant, et avec lui de bons gens d’armes, atout deux galées. Si allèrent tant que ils vinrent assembler aux Sarrasins ; et si dure escrime leur livrèrent que tous les occirent, et prirent la nave, puis lies et joyeux s’en retournèrent. Le mareschal s’en alla à Botun, qui est une grosse ville champestre, qui tost fut pillée, et les Sarrasins qui y furent trouvés tous mis à mort, et partout mis le feu ; et là tint son chemin droict à Barut. Et à revenir à ce que devant j’ai dict, comment certainement on sceut que les Vénitiens avoient notifié et fait savoir aux Sarrasins la venue du mareschal, advint que, ainsi comme il approchoit la dicte ville de Barut, il vit partir du port un vaisseau appelé une Gripperie, lequel s’en cuidoit fuir vistement avant que le mareschal arrivast, et ne pensoit que nul s’en donnast garde ; et pour mieulx cuider eschapper sans que on l’aperceust, prit le large de la mer, et fuyant s’en alloit ; mais le mareschal qui l’aperceut envoya après tantost une galée qui tost le prit. Si l’amena devers le mareschal, lequel s’enquit quelles cens y avoit, et sceut que c’estoient Vénitiens. Si fit venir devant soi le principal de ce vaisseau, et moult l’interrogea, tant par amour que par menaces, pour quelle cause ainsi s’enfuyoit. Et à brief parler, quoy que il le celast au premier, tant fit le mareschal, sans luy faire mal ne grief, que il confessa et recongnut que sans faille il n’avoit cessé d’aller par mer par grande diligence, pour annoncer en toutes les terres et contrées des Sarrasins de là environ, c’est à savoir de Syrie et d’Égypte, et de ces marches, la venue du mareschal, et qu’ils s’apprestassent contre lui, car il leur venoit courir sus à grande armée ; et que ce avoit-il annoncé à Barut, et par tout