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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

selon leur usage, qu’ils avoient, et puis s’en vinrent tout serrés et le pas, sans sonner mot, devers les logis des chrétiens ; et avoient empris à faire un grand fait, car ils vouloient l’ost assaillir à l’opposite du guet, pour porter trop grand dommage ; et fussent venus à leur entente si Dieu proprement n’eût veillé pour eux et montré miracles toutes appertes, et vous dirai quelles.

Ainsi que les Sarrasins approchoient, ils virent devant eux une compagnie de dames toutes blanches, et par espécial une au premier chef, qui sans comparaison étoit trop plus belle que toutes les autres, et portoit devant elle un gonfanon tout blanc et une croix vermeille par dedans. De celle encontre et de la vue furent les Sarrasins si effrayés que ils furent d’esprit, de force et de puissance tout éperdus ; et n’eurent pour l’heure, selon leur emprise, pouvoir ni hardiment d’aller plus avant, et se tinrent tout cois et les dames devant eux. Avec tout ce, il me fut dit que les gennevois arbalêtriers avoient amené de outre la mer un chien en leur compagnie, et ne savoient d’où il étoit venu, car nul ne clamoit le chien pour sien. Ce chien leur avoit fait, et à tout l’ost, plusieurs services, car les Sarrasins ne pouvoient venir si coiement escarmoucher que ce chien ne menât si grand bruit qu’il réveilloit les plus endormis, et savoient bien toutes gens que, quand ce chien glapissoit ou aboyoit, les Sarrasins venoient, dont on se pourvéoit à l’encontre d’eux ; et l’appeloient les Gennevois le chien Notre Dame. Encore à celle heure que signifiance avint en l’ost, le chien ne fut pas oiseux, mais mena trop malement grand bruit, et s’en alla premièrement devers le guet ; et le faisoient pour celle nuit le sire de Courcy, Normand, et messire Henry d’Antoing ; et pour ce que de nuit on oit plus clair que par jour, toutes gens qui l’ouïrent saillirent sus et s’armèrent, et se mirent tantôt en arroy et en ordonnance, et connurent bien que les Sarrasins approchoient et venoient pour réveiller l’ost. Vérité étoit ; mais la vierge Marie, et sa compagnie qui les avoit en garde, leur fut au devant, et celle nuit ils ne prirent point de dommage, car les Sarrasins n’osèrent approcher, et retournèrent en leurs logis sans rien faire ; et depuis les chrétiens furent plus soigneux de leur guet.

Les seigneurs, chevaliers et écuyers, qui en ce temps devant la ville d’Auffrique se tenoient, grand’affection et imagination au conquérir avoient, et ceux de dedans pour la bien garder très-soigneux étoient. En ce temps faisoit moult sec et moult chaud, car le soleil étoit en sa greigneur force, et si comme il est au mois d’août, et les marches de par delà du royaume d’Auffrique sont moult chaudes pour les sablons ; aussi ils sont trop plus près du soleil que nous ne sommes ; et les vins que les chrétiens avoient, et qui de Pouille et de Calabre leur venoient, étoient secs et chauds, et hors de la contemplation françoise, dont plusieurs le comparoient, car de léger en fièvre et en chaleur chéoient. À considérer raison, je ne sais comment la peine et le gros air et sec, sans nulle douceur, par espécial les François porter pouvoient, car de nulle bonne douce eau ils ne recouvroient ; et ce qui leur fit trop grand bien, ce fut ce que ils firent fontaines et fouirent au sablon selon la marine en plus de deux cents lieux, dont ils eurent eau douce et en furent servis et rafreschis, mais encore étoit-elle pour la grand’chaleur du soleil toute tempêtée moult souvent. À la fois avoient-ils grand’deffaute de vivres, et par fois ils en avoient assez et abondamment, qui leur venoient du royaume de Sicile et des îles prochaines. Les haitiés confortoient et visitoient les malades, et les plantureux de vivres adressoient ceux qui disetteux en étoient, autrement ils n’eussent point duré ; et aussi en celle compagnie ils étoient tous frères et amis. Le sire de Coucy par espécial avoit tout le retour des gentils hommes ; et bien savoit être et doucement entre eux et avecques eux, trop mieux sans comparaison que le duc de Bourbon ne faisoit ; car ce duc étoit haut de cœur, et de manière orgueilleuse et présomptueuse, et point ne parloit si doucement ni si humblement aux chevaliers et écuyers étranges que le sire de Coucy faisoit. Et séoit le dit duc de Bourbon par usage le plus du jour au dehors de son pavillon, jambes croisées, et convenoit parler à lui par procureur et lui faire grand’révérence, et ne considéroit pas si bien l’état ni l’affaire des petits compagnons que le sire de Coucy faisoit ; pourquoi il étoit le mieux en leur grâce, et le duc de Bourbon le moins. Il me fut dit des chevaliers et écuyers étranges que, si le sire de Coucy eût seulement empris le voyage souverainement et été capitaine de tous les autres, leur imagination et parole étoit telle que on eût fait autre