Page:Fromentin - Dominique, 1863.djvu/110

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énorme, et se mettait à crier de sa voix perçante, enrouée comme tous les bruits qu’on entend dans les villes. J’apprenais ainsi que la saison changeait. Le désir de m’échapper ne m’entraînait pas bien loin. Et moi aussi j’avais lu dans les Tristes des distiques que je disais tout bas, en pensant à Villeneuve, le seul pays que je connusse et qui me laissât des regrets cuisants.

J’étais tourmenté, agité, désœuvré surtout, même en plein travail, parce que le travail occupait un surplus de moi-même qui déjà ne comptait pour rien dans ma vie. J’avais dès lors deux ou trois manies, entre autres celle des catégories et celle des dates. La première avait pour but de faire une sorte de choix dans mes journées, toutes pareilles en apparence, et sans aucun accident notable qui les rendît meilleures ni pires, et de les classer d’après leur mérite. Or le seul mérite de ces longues journées de pur ennui, c’était un degré de plus ou de moins dans les mouvements de vie que je sentais en moi. Toute circonstance où je me reconnaissais plus d’ampleur de forces, plus de sensibilité, plus de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d’un meilleur timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense ou d’expansion plus tendre était un