Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/189

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Pancrace y estoit aussi extraordinairement assidu, parce qu’il ne pouvoit voir ailleurs sa maistresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrès qu’elle avoit fait à la lecture, et le changement qui estoit arrivé dans son esprit. Elle n’estoit plus muette comme auparavant, elle commençoit à se mesler dans la conversation et à monstrer que sa naïfveté n’estoit pas tant un effet de son peu d’esprit que du manque d’education, et de n’avoir pas veu le grand monde.

Il fut encore plus estonné de voir que l’ouvrage qu’il alloit commencer estoit bien advancé, quand il découvrit qu’il estoit desja si bien dans son cœur : car quoy qu’elle eust pris Astrée pour modele et qu’elle imitast toutes ses actions et ses discours, qu’elle voulust mesme estre aussi rigoureuse envers Pancrace que cette bergere l’estoit envers Celadon, neantmoins elle n’estoit pas encore assez experimentée ny assez adroite pour cacher tout à fait ses sentimens. Pancrace les découvrit aisément, et pour l’entretenir dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu’il estoit malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les grimaces et les emportemens que font les amans passionnez qui languissent, ce qui plaisoit infiniment à Javotte, qui vouloit qu’on luy fist l’amour dans les formes et à la manière du livre qui l’avoit charmée. Aussi, dès qu’il eut connu son foible, il en tira de grands avantages. Il se mit luy-mesme à relire l’Astrée, et l’estudia si bien, qu’il contrefaisoit admirablement Celadon. Ce fut ce nom qu’il prit pour son nom de roman, voyant qu’il plaisoit à sa maistresse, et en même temps elle prit celuy d’Astrée. Enfin ils imitèrent si bien cette histoire, qu’il sembla qu’ils la joüassent une seconde fois, si tant