Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/240

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et trompeurs ! Comme il la tenoit en pleine campagne, ignorante de son dessein, et sans qu’elle eut songé à prendre aucunes armes deffensives, il se mit en devoir de luy lire un episode de certain roman qui contenoit (disoit-il) une histoire fort intriguée. Vrayement (dit Collantine), il faut qu’elle le soit beaucoup si elle l’est d’avantage que celle d’un procès que j’ay ; et en disant cela, elle tira de dessous la juppe sa coppie d’un procès-verbal, contenant 55 roolles de grand papier bien minuttez. Je vous le veux lire devant que je le rende à mon procureur, qui le doit signifier demain ; je l’ay pris exprès sur moy pour le luy laisser à mon retour ; un bel esprit comme vous en fera bien son profit, car il y a de la matiere pour en faire un roman.

Puisque la loy de nature est telle qu’il faut que le plus foible cede au plus fort, il fallut que l’episode cedast au procès verbal, de mesme qu’un pygmée à un geant. Charroselles fut donc resduit à l’escouter, ou plustost à la laisser lire, et cependant il faisoit en lui mesme cette reflection : Ne suis-je pas bien malheureux d’avoir pris tant de peine à composer de beaux ouvrages, et estre reduit non seulement à ne les pouvoir faire voir au public, puisque ces maudits libraires ne les veulent pas imprimer, mais mesme à ne trouver personne qui ait la complaisance de les ouïr lire en particulier ? Il faudra que je fasse enfin comme ces amans infortunez qui recitent leurs avantures à des bois et à des rochers, et que j’imite l’exemple du venerable Bede, qui preschoit à un tas de pierres. Encore si je ne souffrois ce rebut que par ces critiques qui ne trouvent rien à leur goust que ce qu’ils ont fait, je l’endurerois plus patiemment ; mais qu’il le faille aussi souffrir