Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/287

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de l’hippocrene. Il crut, par la ressemblance du nom, que c’estoit une espece d’hypocras, et il demanda à un juré apoticaire qui eut à faire à luy environ ce mesme temps qu’il lui donnast quelques bouteilles d’hypocras à faire des vers. Il n’en eut qu’une risée pour réponse, mais il adjousta : Ne faites point de difficulté de m’en faire exprès, je le payeray bien, valust-il un escu la pinte. Une autrefois, ayant leu que pour faire de bons vers il falloit se mettre en fureur, s’arracher les cheveux et ronger ses ongles, il pratiqua cela fort exactement. Il mordit ses ongles jusques au sang, il se rendit la teste presque chauve, et il se mit si fort en colere (il ne connoissoit point d’autre fureur) que son pauvre clerc et son laquais en pâtirent, et porterent long-temps sur les épaules des marques de sa verve poëtique. Enfin, il eut recours à son siffleur, qui se méloit aussi de faire des vers (de méchans, s’entend) et qui un peu auparavant avoit fait jouer dans sa chambre une pastorale de sa façon, sur un theatre basty de trois ais et de deux futailles, decoré des rideaux de son lit et de deux pieces de bergame. Cet homme lui enseigna donc les regles des vers, qu’il ne sçavoit pas luy-mesme. Il luy apprit à conter les syllabes sur ses doigts, qu’il mesuroit auparavant avec un compas : car il ne concevoit point d’autre façon de faire des vers, que de trouver moyen de ranger des mots en haye, comme il avoit veu autrefois ranger des soldats pour faire un bataillon.

Ce brave maistre luy apprit aussi qu’il y avoit des rimes masculines et féminines ; sur quoy Belastre luy dit avec admiration : Est-ce donc que les vers s’engendrent comme des animaux, en meslant le masle avec la femelle ?