Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/85

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sage ; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy. Je croy aussi qu’il tira un poignard de sa poche pour se percer le cœur en sa presence, puisque son amour ne l’avoit pû encore faire mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la promesse de mariage qu’il luy avoit donnée, et de luy faire là dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne sçait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret ; ce qui serviroit pourtant beaucoup pour la décharge de cette demoiselle. Seulement il faut croire qu’il y fit de grands efforts ; car, en effet, Lucrece estoit une fille d’honneur et de vertu, et elle le monstra bien, ayant esté fort longtemps à tenir bon, bien que, de la maniere dont elle avoit esté élevée, ce dust estre une bicoque à estre emportée facilement. Quoy qu’il en soit, elle songea plustost à establir sa fortune qu’à contenter son amour. Elle ne crut pas pouvoir mener d’abord le marquis chez un notaire ou devant un curé, qui auroient esté peut-estre des causeurs capables de divulguer l’affaire et de donner occasion aux parens de son amant de la rompre. Elle crut qu’il falloit qu’il y eust quelque engagement precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de manquer une occasion d’estre grande dame. Ce n’est point la faute de Lucrece si le marquis n’a point tenu sa parolle, qu’elle avoit ouy dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a beaucoup qui ne se mocqueront pas d’elle, parce qu’elles y ont esté aussi attrapées. Leur amour dura encore longtemps avec plus de familiarité qu’auparavant, sans qu’il y arrivast rien de memorable ; car il n’y eust point de rival qui contestast au marquis la place qu’il avoit gagnée, ou qui envoyast à sa maistresse de fausses let-