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CH. II. LA CONQUÊTE ROMAINE.

Il est donc avéré que les peuples, à mesure qu’ils entraient dans l’empire romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit privé. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la sujétion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne reconnaissait pas au sujet l’autorité paternelle, encore laissait-on cette autorité subsister dans les mœurs. Si on ne permettait pas à un tel homme de se dire propriétaire du sol, encore lui en laissait-on la possession ; il cultivait sa terre, la vendait, la léguait. On ne disait jamais que cette terre fût sienne, mais on disait qu’elle était comme sienne, pro suo. Elle n’était pas sa propriété, dominium, mais elle était dans ses biens, in bonis[1]. Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule de détours et d’artifices de langage. Assurément le génie romain, si ses traditions municipales l’empêchaient de faire des lois pour les vaincus, ne pouvait pourtant pas souffrir que la société tombât en dissolution. En principe on les mettait en dehors du droit ; en fait ils vivaient comme s’ils en avaient un. Mais à cela près, et sauf la tolérance du vainqueur, on laissait toutes les institutions des vaincus s’effacer et toutes leurs lois disparaître. L’empire romain présenta, pendant plusieurs générations, ce singulier spectacle : une seule cité restait debout et conservait des institutions et un droit ; tout le reste, c’est-à-dire plus de cent millions d’âmes, ou n’avait plus aucune espèce de lois ou du moins n’en avait pas qui fussent reconnues par la cité maîtresse. Le monde alors n’était pas précisément un chaos ; mais la force, l’arbitraire, la convention, à

  1. Gaius, I, 54 ; II, 5, 6, 7.