Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/180

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Aussitôt que vous vous engagez dans cette rue ou dans l’un des passages intérieurs du Temple, vous devenez la propriété des râleuses, êtres aussi odieux que leur nom. Les râleuses sont ces femmes qui hêlent le passant à haute et intelligible voix, qui savent toutes les flatteries et qui n’ignorent aucune injure. Ce sont elles qui, du plus loin qu’elles vous aperçoivent, découvrent la plaie de votre paletot, le faible de votre pantalon, le défaut de votre coiffure. Tant que vous n’avez pas passé leur échoppe, vous êtes un Monsieur, un bourgeois, un bel homme… Trois pas plus loin vous devenez un pas grand’chose, et vous n’avez pas trois points (francs) dans votre poche pour conquérir un chapeau retapé : une niolle !

Elles raillent tout crûment la laideur ; elles appellent les bossus mayeux, les cagneux manches de veste, et les louches grippe-soleil.

Elles ont de pleins tonneaux de méchants quolibets, appris à la Gaîté, aux Folies-Dramatiques et aux chers Funambules. Leur verve impitoyable assomme la richesse déguisée qui vient lutter de ruse avec leur expérience, et ne dédaigne pas d’étrangler la misère au passage.

Aux heures du marché qui se tient sur le carreau, devant la Rotonde, les râleuses font office de courtières, et c’est de là que vient leur titre officiel. Mais elles sont, pour la plupart, filles de boutique dans le Temple même, où, malgré une police très-sévère, elles trouvent moyen d’exercer leur redoutable éloquence.

Un autre jour et à une autre heure, notre jeune homme eût été très-certainement appréhendé au corps, à cause de son paquet. Les gens du Temple, en effet, aiment presque autant acheter que vendre. Ils savent bien que leur bazar au rabais ne peut jamais manquer de chalands.

Mais ce soir-là, les choses ne suivaient pas leur cours ordinaire. Il se faisait tard et la vente allait un train de bénédiction. Les marchandes, qui ne savaient auquel entendre, n’avaient pas le loisir d’acheter.

C’étaient alors de toutes parts, des discussions bruyantes, des offres repoussées avec mépris, pour être l’instant d’après acceptées. C’étaient encore des dépréciations savantes, opposées à la poétique éloquence des éloges. C’étaient enfin des luttes de paroles aigres-douces où se mêlaient abondamment, vu la circonstance, les téméraires plaisanteries du carnaval.