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3.

Lettre de Schiller. Sur les caractères du génie de Gœthe et le développement de son esprit
Iéna, 23 août 1794.

On m’a apporté hier l’agréable nouvelle de votre retour à Weimar[1]. Nous avons donc l’espoir de vous revoir bientôt parmi nous ; pour ma part, je le souhaite de tout mon cœur. Mes derniers entretiens avec vous ont mis en mouvement la masse entière de mes idées ; ils ont touché à un sujet qui m’occupe vivement depuis plusieurs années. Sur bien des questions que je n’avais pas complètement éclaircies, la contemplation de votre esprit (je ne puis désigner autrement l’impression générale de vos idées sur moi) a jeté une lumière inattendue. Ce qui me manquait, c’était un objet, un corps pour soutenir mes spéculations ; vous m’avez mis sur sa trace. Votre regard observateur, qui se repose sur les choses, si tranquille et si clair, vous met à l’abri des écarts auxquels se laissent aller si facilement et la spéculation et l’imagination, cette faculté supérieure, et qui n’obéit qu’à elle-même. Ce que l’analyse cherche péniblement, votre intuition pénétrante le saisit d’un seul coup et bien plus complètement ; et c’est parce qu’elle forme en vous un tout indivisible, que votre richesse vous est cachée ; car il est malheureusement vrai qu’on ne connaît que ce qu’on divise. Aussi des esprits tels que le vôtre savent-ils rarement à quelle profondeur ils ont pénétré, et combien ils ont peu besoin de faire d’emprunts à la philosophie qui ne peut, au contraire, rien apprendre que d’eux. Décomposer ce qui lui est une fois donné, est, en effet, son seul pouvoir ; mais donner un objet à ce travail n’est pas l’affaire de l’analyse ; c’est le propre du génie qui, sous l’influence obscure mais

  1. Il s’agit du voyage que Gœthe venait de faire de Weimar à Iéna, pour conférer avec Schiller sur le nouveau projet de journal, et commencer plus directement avec lui cet échange fécond d’idées et de sentiments qui remplit la correspondance.