Page:Gérard - L’Ancienne Alsace à table, 1877.djvu/309

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canoniques. Avec la chair de poisson affermie par un savant travail, concentrée par des procédés ingénieux et secrets, il créait des filets de bœuf, des longes de veau, des gigots de mouton, des civets de lièvre, des rôtis de chevreuil, tout ce qu’on voulait. La vue la plus fine et le goût le plus exercé ne trouvaient rien à reprendre à ses œuvres ; il avait mis ces deux sens si subtils sous le charme le plus absolu. L’illusion du gras perpétuel régnait toute l’année dans l’imagination des bons pères[1].

Quel est l’homme de cinquante ans qui n’a connu le père Jundt, le maestro du Poële-des-Vignerons de Strasbourg ? Il tenait la meilleure table de l’Alsace et de dix autres provinces. Tout ce qui savait le prix d’un dîner accompli, d’une cuisine artistique, tous les dilettanti de la bouche, généraux, députés, diplomates, académiciens, magistrats, descendaient dans cet Éden de la gastronomie. Une bonhomie antique, une rondeur de manières qui rappelait le siècle passé, un costume attardé de cinquante ans, une humeur joviale ; voilà le père Jundt. Il ne donnait que peu d’accès dans sa maison au luxe moderne et aux nouveautés ; toutes ses préoccupations étaient concentrées sur sa cuisine formée à la fois et d’une façon originale sur les traditions de l’ancien régime et sur les découvertes des temps nouveaux. Le père Jundt eût été aussi digne de servir un fermier général de Louis XVI que capable de travailler pour l’archichancelier Cambacérès[2].

L’ancien maître d’hôtel des Deux-Clefs de Colmar, un respectable vieillard qui est encore de ce monde, M. Rieffenach, était le modèle le plus parfait des administrateurs de ces grands hospices ouverts au plaisir et à la santé que nous appelons des hôtelleries. Une hospitalité du meilleur ton, une urbanité de gentleman, une noble générosité, des vins choisis et une table exquise faisaient de sa maison un lieu de plaisance où l’âme était aussi contente que le corps était bien traité. C’était de plus un

  1. J’ai recueilli cette tradition à Niederbronn et d’une bouche tout à fait véridique.
  2. Piton, Strasbourg illustré. Ville, p. 285.