Page:Gérard - L’Ancienne Alsace à table, 1877.djvu/83

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annonce la venue du grand jour, le précurseur d’une révolution, le tâtonnement qui précède la vérité. Le poisson à la bière forçait l’humanité logiquement, en vertu de la loi de la perfectibilité progressive, à découvrir le poisson au vin, le poisson au bleu, le dernier terme connu du bien, de l’excellent, en cette importante matière. En effet, Jean-Baptiste Bruyerin, plus connu sous le nom de Champier, médecin de François 1er, observe que cette façon d’accommoder le poisson était récente, qu’on la devait aux Allemands, et qu’elle s’employait surtout pour les carpes qui, cuites ainsi tout entières, avec leurs écailles, ne perdaient rien de leur suc[1]. Toujours fidèle à la loi du progrès, le monde a profité des quatre siècles qui les séparent de la découverte allemande pour débarrasser les poissons de leurs écailles et pour mettre encore beaucoup d’autres choses au bleu.

Je ne constate, on le voit de reste, que les généralités de l’art culinaire, ce qu’il avait d’usuel, de fixe, et pour ainsi dire de constitutionnel. Il serait évidemment impossible de signaler toutes les tentatives exceptionnelles, tous les caprices de détail qui rompaient la régularité de l’habitude. Mais il n’est pas sans intérêt de relever quelques spécialités originales propres à attester tantôt la simplicité des goûts anciens, tantôt la force d’imagination des cuisiniers. Ainsi nous apprenons, par un statut de Henri de Horbourg, évêque de Bâle, du douzième siècle, que les chanoines de cette ville mangeaient à Pâques et à Noël du saumon relevé avec une saumure en gelée, de la morue à la moutarde, du saumon cuit à l’huile et aux poireaux, des truites au vinaigre, des brochets au poivre et des ablettes frites à l’huile[2]. Au fameux festin donné à l’évêque de Strasbourg, Robert de Bavière, pour célébrer sa prise de possession de l’évêché en 1449, on vit paraître au premier service des poissons (on ne désigne pas l’espèce) emprisonnés dans une gelée noire[3] ; c’est évidemment

  1. Legrand d’Aussy, Vie privée des Français, t. II, p. 259.
  2. Basel im vierzehnten Jahrh. Basel, 1856. In-8°, p. 16.
  3. Herzog, Edelsæss. Chronick, lib. IV, p. 113.