Page:Gaboriau - Le Crime d’Orcival, 1867.djvu/151

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cela était arrivé vingt fois ? Que penserait un passant arrêté sur la route, de cette lumière affolée courant de pièce en pièce ? Un des domestiques ne pouvait-il revenir ?

Une fois dans le salon, il croit qu’on sonne à la grille, et telle est sa terreur que la bougie qu’il tient à la main lui échappe, et que moi, j’ai retrouvé sur le tapis la marque de cette bougie tombée.

Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n’ont frappé son oreille. Il lui semble qu’on marche dans la pièce voisine, le parquet craque. Sa femme est-elle vraiment morte, l’a-t-il bien tuée ? Ne va-t-elle pas se lever tout à coup, courir à la fenêtre, appeler au secours ?

C’est obsédé de ces épouvantements qu’il revient à la chambre à coucher, qu’il reprend son poignard et qu’il frappe de nouveau le cadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu’il ne fait que des blessures légères.

Vous l’avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet de rapport, toutes ces blessures ont la même direction. Elles forment avec le corps un angle droit qui prouve que la victime était couchée lorsqu’on la hachait ainsi.

Puis, dans l’emportement de sa frénésie, le misérable foule aux pieds le corps de cette femme assassinée par lui, et les talons de ses bottes lui font ces contusions sans ecchymose relevées par l’autopsie…

M. Lecoq s’arrêta pour reprendre haleine.

Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il le jouait, ajoutant l’ascendant du geste à l’empire de la parole, et chacune de ses phrases reconstituant une scène, expliquait un fait et dissipait un doute. Comme tous les artistes de génie, qui s’incarnent vraiment dans le personnage qu’ils représentent, l’agent de la sûreté ressentait réellement quelque chose des sensations qu’il traduisait, et son masque mobile avait alors une effrayante expression.