Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/16

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Mais que lui importaient les magnificences du paysage !

Il avait été assommé, sur la place. Et maintenant il cheminait d’un pas lourd et chancelant ; comme ces pauvres soldats qui, blessés mortellement sur le champ de bataille, se retirent, cherchant un fossé où se coucher et mourir.

Il semblait avoir perdu toute notion de soi, toute conscience des événements précédents et des circonstances extérieures… Il allait, abîmé dans ses réflexions, guidé par le seul instinct de l’habitude.

À deux ou trois reprises, sa fille Marie-Anne, qui marchait à ses côtés, lui adressa la parole ; un « ah ! laisse-moi !… » prononcé d’un ton rude, fut tout ce qu’elle en tira.

Sans doute, comme il arrive toujours après un coup terrible, cet homme malheureux repassait toutes les phases de sa vie…

À vingt ans, Lacheneur n’était qu’un pauvre garçon de charrue, au service de la famille de Sairmeuse.

Ses ambitions étaient modestes alors. Quand il s’étendait sous un arbre à l’heure de la sieste, ses rêves étaient naïfs autant que ceux d’un enfant.

— Si je pouvais amasser cent pistoles, pensait-il, je demanderais au père Barrois la main de sa fille Marthe, et il ne me la refuserait pas…

Cent pistoles !… Mille livres !… somme énorme, pour lui, qui, en deux ans de travail et de privations, n’avait économisé que onze louis, qu’il tenait cachés dans une boîte de corne enfouie au fond de sa paillasse.

Pourtant il ne désespérait pas… Il avait lu dans les yeux noirs de Marthe qu’elle saurait attendre.

Puis, Mlle Armande de Sairmeuse, une vieille fille très-riche, était sa marraine, et il songeait qu’en s’y prenant avec adresse il l’intéresserait peut-être à ses amours.

C’est alors qu’éclata le terrible orage de la révolution.

Aux premiers coups de tonnerre, M. le duc de Sair-