Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/79

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— Et cela arrivera, pensait-il, forcément, nécessairement… Que Martial se marie, que l’ambition le prenne, qu’il soit mal conseillé… c’en est fait.

Lorsqu’il était sous ces obsessions, il observait et étudiait son fils comme une maîtresse défiante un amant sujet à caution. Il croyait lire dans ses yeux quantité de pensées qui n’y étaient pas. Et selon qu’il le voyait gai ou triste, parleur ou préoccupé, il se rassurait ou s’effrayait davantage.

Parfois il mettait les choses au pis.

— Que je me brouille avec Martial, se disait-il, vite il reprend toute sa fortune, et me voilà sans pain…

Cette continuelle appréhension d’un homme qui jugeait les sentiments des autres sur les siens, n’était-elle pas un épouvantable châtiment ?

Ah !… ils n’eussent pas voulu de sa vie au prix où il la payait, les misérables des rues de Londres qui, voyant passer le duc de Sairmeuse étendu dans sa voiture, enviaient son sort et son bonheur apparent.

Il y avait des jours où, véritablement, il se sentait devenir fou.

— Que suis-je ? s’écriait-il, écumant de rage ; un jouet entre les mains d’un enfant. J’appartiens à mon fils. Que je lui déplaise, il me brise. Oui, il peut me casser aux gages comme un laquais. Si je jouis de tout, c’est qu’il le veut bien ; il me fait l’aumône de mon luxe et de ma grande existence… Mais je dépens d’un moment de colère, de moins que cela, d’un caprice…

Avec de telles idées, M. le duc de Sairmeuse ne pouvait guère aimer son fils.

Il le haïssait.

Il lui enviait passionnément tous les avantages qu’il lui voyait, ses millions et sa jeunesse, sa beauté physique, ses succès, son intelligence, qu’on disait supérieure.

On rencontre tous les jours des mères jalouses de leur fille, mais des pères !…

Enfin, cela était ainsi !…