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vapeur. Distribuée et utilisée intelligemment par des machines perfectionnées aussi simples qu’ingénieuses, cette immense énergie gratuite de la nature avait rendu depuis longtemps superflus tous les domestiques et la plupart des ouvriers. Les travailleurs volontaires qui existaient encore passaient trois heures à peine aux ateliers internationaux, grandioses phalanstères où la puissance de production du travail humain, décuplée, centuplée, outrepassait toutes les espérance de leurs fondateurs.

Ce n’est pas à dire que la question sociale eût été résolue par là ; faute de misère, il est vrai, on ne se disputait plus la richesse et l’aisance, lot de tout le monde que presque personne n’appréciait plus ; faute de laideur aussi, on n’appréciait guère ni n’enviait l’amour, que l’abondance extraordinaire des jolies femmes et des beaux hommes rendait si commun et si peu malaisé, en apparence au moins. Chassé ainsi de ses deux grandes voies anciennes, le désir humain se précipita tout entier vers le seul champ qui lui restât ouvert, et qui s’agrandit chaque jour par les progrès de la centralisation socialiste, le pouvoir politique à conquérir ; et l’ambition débordante, grossie tout à coup de toutes les convoitises confluentes en elle seule, et de la cupidité, et de la luxure, et de la faim envieuse, et de l’envie affamée des âges précédents, atteignit alors des hauteurs effrayantes. C’était à qui s’emparerait de ce bien suprême, l’État ; c’était à qui ferait servir l’omnipotence et l’omniscience de l’État universel à réaliser son programme personnel ou son rêve humanitaire. Ce n’est point, comme on l’avait annoncé, une vaste république démocratique qui sortit de là. Tant d’orgueil en éruption ne pouvait ne pas soulever un trône nouveau, le plus haut, le plus fort, le plus radieux qui fut jamais. D’ailleurs, depuis que la population de l’État unique se comptait par milliards, le suffrage universel était devenu impraticable et illusoire. Pour obéir à l’inconvénient majeur d’assemblées délibérantes dix ou cent fois trop nombreuses, on avait dû tellement agrandir les circonscriptions électorales que chaque député représentait au mois dix millions d’électeurs. Cela n’est pas surprenant si l’on songe que, pour la première fois, l’on avait eu alors l’idée si simple d’étendre aux femmes et aux enfants le droit de vote, exercé en leur nom, bien entendu, par leur père ou leur mari légitime ou naturel. Entre parenthèses, cette salutaire et nécessaire réforme, aussi conforme au bon sens qu’à la logique, réclamée à la fois par le principe de la souveraineté natio-