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six semaines dans un phare.

tance pour l’Île-de-France, dans les parages de laquelle était la division du capitaine l’Hermite. J’aurais pu me rapatrier sur un vaisseau de ligne à Brest, mais j’avais hâte de quitter les ports de France où il n’y avait rien à faire, pour courir sus aux Anglais dans les mers où nous avions essuyé de si cruelles défaites.

Le lougre le Triton sur lequel je partis était commandé par un second appelé Mal-Entrain. Chacun taisait ou ignorait le nom du capitaine qu’on devait prendre à l’Île-de-France. Nous avions des allures marchandes, mais les matelots étaient presque tous des frères de la côte, des marins qui avaient servi sous l’Hermite, des débris de Trafalgar, des évadés des pontons ! La soute aux poudres était pleine, les caisses d’armes regorgeaient de fusils, de piques, de haches et de sabres, et, derrière les sabords fermés, était une double rangée de canons respectables.

Je ne vous raconterai pas notre voyage fertile pourtant en incidents de toute sorte. Un peu avant d’arriver à Port-Maurice nous fûmes accostés par une barque que menaient vigoureusement six rameurs. Au gouvernail était un vieillard à houppelande grise, la figure cachée par les bords d’un large chapeau, qui, dès que l’embarcation eut rangé le Triton, s’élança avec la vigueur d’un jeune homme le long d’une corde que lui lança Mal-Entrain et tomba sur le pont, où il fut salué par un hourrah frénétique. Le vieillard mit un doigt sur ses lèvres comme pour recommander le silence et disparut avec son second. La barque était déjà loin et gagnait le Port-Maurice, auquel, suivant l’impulsion du vent, nous tournâmes bride aussitôt.

Le lendemain le vieillard n’avait pas reparu, mais dès la pointe du jour la vigie du mât de misaine ayant signalé un navire sous le vent et gouvernant au nord, nous vîmes tout à coup un homme encore jeune, et à la figure énergique, s’élancer, sa lunette en bandoulière, sur les barres du petit perroquet.