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Page:Garnier - Six semaines dans un phare, 1862.djvu/293

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yvonnec le breton.

protester, il reçut ses coups de garcette, dix de plus que la veille. Ça ne pouvait pas se passer comme ça. On chercha le farceur qui lui avait joué le mauvais tour d’être invisible pour lui et visible pour ses camarades, mais bernique. Personne ne répondit. Aussi on guetta, et la première nuit qu’on envoya le mousse en haut, les hommes de quart se comptèrent et on s’assura ainsi que, si l’obligeant matelot paraissait encore, c’était un particulier de l’autre bordée. Mais par où monterait-il ? Et chacun de faire le bossoir, chacun d’avoir l’œil ouvert sur les enfléchures de bâbord et de tribord, sur les étais et les hunes. Le diable seul pouvait y grimper sans qu’on s’en aperçût. Cependant notre étonnement fut terrible, quand, en détournant les yeux du novice qui larguait l’empointure du vent, nous vîmes, à l’autre bout de la vergue un second individu qui paraissait travailler d’aussi bon cœur que le premier. En deux temps je saute dans la hune pour saisir au passage celui qui nous avait échappé en montant. Le mousse allait de bâbord à tribord et on devinait à sa manière d’agir qu’il ignorait encore la présence de son voisin, quand tout à coup les deux mousses se rapprochèrent. Si je n’avais pas vu ? — mais j’ai vu… Ils se redressent, se regardent ; leurs bras quittent la vergue, ils s’embrassent et puis v’lan ! ils partent du pied gauche et patatras ! ils tombent à la mer. On masqua le grand hunier, on jeta des cordages, mais rien ne reparut : on n’avait même pas entendu le cri de détresse. Le capitaine fit l’appel de l’équipage pour savoir quel était celui qui venait de se noyer avec le novice. Nul autre que le mousse ne manquait à l’appel. Alors un vieux loup de mer nous dit d’un air sombre : — Enfants, c’est son matelot de l’autre monde qui est venu le chercher. Je connais ce tour-là, chacun de nous verra arriver son matelot un beau jour ou une belle nuit. Enfants, tenons notre gréement bien en ordre, si nous voulons que le grand amiral qui navigue là-haut nous donne la