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six semaines dans un phare.

Le grand Chasse-Foudre est un monde : dans chaque poulie il y a une auberge. La pipe du moindre mousse est grande comme une frégate. La chique d’un seul homme ferait la provision pour une campagne de dix-huit mois à l’équipage d’un navire de guerre ordinaire. Sa dunette est un lieu de séduction sans pareilles. Dans un coin reculé, on a brouetté trois mille arpents de terre, plantés d’arbres qu’un gazon toujours vert recouvre et sur lequel on a lâché des éléphants, des tigres, des lions, histoire de se faire la main en chassant la grosse bête.

Ce vaisseau, comme le Voltigeur hollandais, naviguera éternellement, mais ce sera un plaisir d’être à son bord parce qu’il n’y aura là que des braves parmi les braves de la marine. Et quelle nourriture ! de la viande à tous les repas. Pas trop de fayots ni de gourganes. Du vin de Bourgogne le matin, du madère à dîner, le soir une chopine de rhum.

Jusque-là Paul s’était mordu les lèvres pour ne pas rire. Du reste personne ne riait. Son oncle lui-même écoutait sérieusement ces contes à la réalité desquels les marins ne croient plus guère aujourd’hui. Mais, à la fin, le jeune homme ne put contenir son sérieux quand il vit les figures des marins suer de satisfaction au récit des délices de la table du grand Chasse-Foudre. Une chopine de rhum ! et leur langue caressait amicalement leurs lèvres qu’humectait le désir de goûter cette bienfaisante liqueur.

Le rire intempestif de Paul jeta un froid dans la conversation. Personne n’eût osé le lui reprocher, mais chacun était d’accord pour s’en sentir froissé.

Le capitaine qui s’en aperçut, — du reste il était aussi superstitieux que les autres — rompit la glace en prenant la parole :

— Écoute, mon cher Paul, il ne faut pas se moquer des superstitions des marins. Ces hommes qui sont toujours entre le ciel et l’eau charment leurs labeurs par des rêveries auxquelles