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récit de chasse-marée.

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Nous prenons les mêmes amures en boulinant au plus vite les lambeaux de nos voiles et nous poursuivons l’ennemi qui se sauve en tirant sur nous en retraite et nous gagne de plus en plus de vitesse. La chasse ne dura pas longtemps. Le Jupiter disparut à nos yeux pendant que notre frégate démâtée et sans voiles pouvait à peine obéir au vent, qui faiblissait déjà.

En jetant les yeux sur notre pont inondé de sang, nous sentîmes combien nous venions de payer cher une gloire stérile. Ah ! si du moins la capture du Jupiter nous avait dédommagés du sang versé ! Puis ce fut l’appel général, et rien ne peut rendre la douleur de L’Hermite, quand il se vit privé des meilleurs et des plus braves de son équipage !

Les jours qui suivirent notre victoire furent des plus tristes. Le grand nombre de blessés rendait le service pénible à bord. Le manque de provisions et le mauvais temps qui nous amenait à chaque instant de terribles tempêtes augmentaient nos fatigues, et commençaient à jeter la maladie dans l’équipage.

Une seule idée nous soutenait, c’est que nous voguerions bientôt vers l’Île-de-France. Mais, en attendant, nous croisions toujours, cherchant un vaisseau dont la capture récompenserait nos fatigues, quand le scorbut et la gangrène se déclarèrent à bord avec violence. Ce fut alors un spectacle bien autrement affreux que celui de la bataille. Tous les jours, au lever du soleil, on transportait sur le pont les malades pour leur faire respirer l’air. C’était hideux à voir, ces malheureux, pâles comme des cadavres, maigres comme des squelettes et brisés par la douleur, n’ayant plus la force de se plaindre et attendant avec impatience l’heure de la délivrance ou de la mort.

Mais notre capitaine avait des ordres, il devait s’y conformer, et je vous laisse à penser, ce que cet homme si bon devait éprouver en voyant souffrir son équipage, qu’il aimait tant, sans lui donner la satisfaction de retourner à l’Île-de-France, c’est-