Page:Gaskell - Cousine Phillis.djvu/335

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Ce soir-là, je le rencontrai avec Letty, qui marchait à côté de lui, revenant tous deux du côté des grèves. Au tournant du sentier où nous nous croisâmes, je crus m’apercevoir qu’elle était sur le point de pleurer, et, les yeux levés sur lui, elle avait l’air de lui demander avec instance une chose ou l’autre… J’ai su plus tard, d’elle-même, ce qu’elle sollicitait ainsi. Car elle l’aimait, en effet ; elle ne pouvait se faire à l’idée qu’il resterait sous le coup du mépris de tous. — Si réservée, si timide qu’elle fût en général, elle venait, ou peu s’en faut, de lui avouer son penchant pour lui : en conséquence elle le suppliait de ne point la déshonorer, mais de répondre comme il le devait à mon sauvage défi.

Quand il s’obstina dans son refus, — répétant qu’il était mal de se battre, — elle regretta tellement de s’être ainsi laissé entraîner, de n’avoir rien obtenu, qu’elle lui adressa au sujet de sa lâcheté des reproches cent fois plus poignants que ceux de toute notre jeunesse. C’est elle-même, monsieur, qui par la suite me l’a raconté. Sa conclusion fut que de sa vie elle ne lui adresserait plus la parole… Et pourtant elle l’a fait… Et la dernière parole humaine qu’aient entendue ici-bas, les oreilles de Gilbert, a été la bénédiction que lui adressait Letty.

Mais, auparavant, bien des choses se passèrent. Depuis le jour où je les avais rencontrés ensemble, Letty manifesta une certaine préférence pour moi. Je m’aperçus bien qu’elle voulait par là vexer Gilbert, car elle était d’autant plus affectueuse, d’autant plus démonstrative quand il était à portée de nous voir ou de nous entendre ; cependant elle en vint enfin à m’aimer pour mon propre compte, et tout s’arrangea pour notre mariage. Gilbert ne parlait plus à personne ; il se laissa peu à peu tomber dans le découragement et l’abandon de soi-même. Jusqu’à ses