Page:Gaston Monod - L’Œuvre de Bernhard Kellermann.djvu/4

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célébrer les jours qui passent sans désirs ; les jours sans désirs, il faut les célébrer et les chanter. Ils sont au cœur comme un été silencieux et qui crée dans son silence ; ils envahissent tout, ils font pousser des roseraies sur les tombes, ils sont un silence plein de fécondité, ils nous enrichissent… C’est pourquoi il faut louer les jours sans désirs ! Mais il faut louer aussi les jours brûlants des désirs enflammés. Ils sont comme des coups de faux dans l’ivraie endormie ; ils portent en nos cœurs la sève étrangère des floraisons éclatantes, faite non de miel, mais de sang et qui respire la destruction et la mort ; ils sont comme un orage noir dans un lourd été, qui sème des éclairs et fend les arbres vermoulus. Ils nous humilient et nous enorgueillissent. Il faut les louer, eux aussi !… Il faut louer la vie dans chacune de ses formes… »

Un don d’eux-mêmes – total et fanatique – à la vie dans toutes ses manifestations, voilà ce qui d’abord caractérise ces héros exaltés. Tout ce qui vient de la vie est bon, tout est beau ; on doit s’en laisser pénétrer, on doit jouir d’elle, effrénément. Comment, d’ailleurs, se soustraire à sa domination ? Elle est en nous, comme nous sommes en elle ; rien n’existe isolément ; tous les êtres se commandent par un réseau de relations si mystérieux et infini que l’homme le plus conscient ne peut s’en affranchir. « Le lien psychique entre les hommes est tellement puissant, dit Grau dans Le Fou, que nous serions effrayés, si nous pouvions le voir »… Sensualisme éperdu, idéalisme simpliste, panthéisme élémentaire, cela mène tout naturellement à une attitude mystique : cette vie, cette Nature, en laquelle il faut nous anéantir, adorons-la ! Elle n’est faite que d’apparences ? Sachons la contempler dans son mystère. « Soyons aux écoutes », comme disaient tout à l’heure ces amoureux ; et pressentons ainsi le symbole de toutes ces choses qui n’ont leur réalité que dans une existence idéale. Adorons la vie ! Adorons-la surtout dans les sentiments et les passions qu’elle nous dispense ; vivons-les jusqu’au bout ; ils sont « sacrés » par cela seul qu’ils viennent d’elle !… Et ces héros vivent en fatalistes. En eux, nulle ambition, nul esprit de conquête. Même leur amour n’est jamais triomphateur. Ils errent, poussés par des forces occultes qu’ils vénèrent. Ils suivent leurs « destinées ». Au soir de son rendez-vous avec Bianka, quand il se retrouve seul dans sa chambre, Ginstermann murmure : « C’est ma destinée… » Et quand Ingeborg abandonne son amant pour en suivre un autre, elle ne trouve rien à dire que ceci.