Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/118

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plus sinistres. ― En brave et courageuse fille, elle résolut de ne pas survivre à son premier amour.

« Au moins, se dit-elle, puisque j’ai vu celui que je devais aimer, je n’aurai pas la lâcheté de souffrir qu’aucun homme vivant touche ma robe du bout du doigt : je suis sacrée maintenant ! ― Ah ! si je pouvais reprendre et supprimer ma vie ! si je pouvais rayer du nombre de mes jours ceux qui ne t’ont pas été consacrés, cher et mystérieux Fortunio ! Je pressentais vaguement que tu existais quelque part, doux et fier, spirituel et beau, un éclair dans tes yeux calmes, un sourire indulgent sur tes lèvres divines, pareil à un ange descendu parmi les hommes ; ― je t’aperçus, tout mon cœur s’élança vers toi ; d’un seul regard tu t’emparas de mon âme, je sentis que je t’appartenais, je reconnus mon maître et mon vainqueur, je compris qu’il me serait impossible d’aimer jamais personne autre que toi, et que le centre de ma vie était déplacé à tout jamais. Dieu m’a punie de ne t’avoir pas attendu ; mais à présent je sais que tu existes ; ― tu n’es pas un fantôme, un spectre charmant envoyé par le sang de mon cœur à ma tête échauffée ; je t’ai entendu, je t’ai vu, je t’ai touché ; j’ai fait tous mes efforts pour te rejoindre, pour me jeter à tes pieds et te prier de me pardonner, et de t’aimer un peu. — Tu m’as échappé comme une ombre vaine.