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Page:Gautier - Chanson de Roland onzieme edition 1881.djvu/36

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une trilogie puissante. La trahison de Ganelon en est le premier acte ; la mort de Roland en est la péripétie ou le nœud ; le châtiment des traîtres en est le dénoûment. Est-ce que le chef-d’œuvre de Racine serait un sans la scène où est racontée la mort d’Athalie ?

Mais de la forme il faut passer au fond, et du style à l’idée.

Notre auteur n’est pas un théologien, et, s’il faut dire ici toute ma pensée, je ne crois même pas qu’il ait été clerc. Il ne sait guère que le catéchisme de son temps ; il a lu les vitraux ou les bas-reliefs des portails, et c’est par eux sans doute qu’il connaît les « Histoires » de l’Ancien Testament. Mais ce catéchisme, qu’il possède très-profondément, vaut mieux que bien des subtilités, et même que bien des raisonnements. Roland est le premier des poèmes populaires, parvenus jusqu’à nous, qui ont été écrits dans le monde depuis l’avènement de Jésus-Christ. On peut juger par lui combien le christianisme a agrandi la nature humaine et dilaté la vérité parmi nous. Et, en effet, l’unité d’un Dieu personnel est, pour l’auteur de notre vieille épopée, le plus élémentaire de tous les dogmes. Dieu est, à ses yeux, tout-puissant, très-saint, très-juste, très-bon, et le titre que nos héros lui donnent le plus souvent est celui de père. L’idée de la Providence se fait jour dans tous les vers de notre poète, et il se représente Dieu comme penché sur le genre humain et écoutant volontiers les prières des hommes de bonne volonté. Sous le grand regard de ce Dieu qui veille à tout, la terre nous apparaît divisée en deux camps toujours armés, toujours aux aguets, toujours prêts à se dévorer : d’un côté les chrétiens, qui sont les amis de Dieu ; de l’autre, les ennemis mortels de son nom, les païens. La vie ne paraît pas avoir d’autre but que cette lutte immortelle. La terre n’est qu’un champ de bataille où combattent, sans relâche et sans trêve, ceux que visitent les anges, et ceux qui combattent à côté des démons. Le chef, le sommet de la race chrétienne, c’est la France, c’est France la douce, avec son empereur à la barbe fleurie. À la tête des Sarrasins marche l’émir de Babylone. Quand finira ce grand combat ? Le poète ne nous le dit point ; mais il est à croire que ce sera seulement après le jugement suprême. L’existence humaine est une croisade. L’homme que conduisent ici-bas les anges et