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CONSTANTINOPLE.

drôle, embéguiné du yachmack, et tout entortillé de voiles comme une femme turque, vint s’y enfermer en affectant des poses languissantes, des dandinements lascifs et cette démarche d’oie qu’ont les musulmanes obèses, empêtrées dans leurs larges bottes jaunes, ou chancelant sur leurs patins. Cette entrée fit beaucoup rire, et avec justice, car l’imitation était comiquement parfaite.

Quand la belle eut pris place dans son réduit, les soupirants arrivèrent en foule gratter de la guzla sous la fenêtre par laquelle sa tête se penchait quelquefois, laissant voir deux grands sourcils fortement charbonnés et deux plaques violentes de rouge sous les yeux : les esclaves de la maison, armés de gourdins, faisaient de fréquentes sorties, et rossaient les amoureux à la grande jubilation de l’assemblée.

Ce n’était pas la femme qui répondait aux amants, mais un petit vieux tout momifié, tout ridé, tout cassé, la figure encadrée par une courte barbe blanche que je ne saurais mieux comparer qu’à ces bonshommes de terre cuite coloriée, représentant des yoghis ou des fakirs, qu’on voit souvent aux vitrines des marchands de curiosité sur le quai Voltaire. Ce grotesque sexagénaire, tapi derrière la baraque, chantait en fausset, à des hauteurs impossibles, des airs chevrotants destinés à contrefaire la voix de femme.

À ces glapissements aigus, les amoureux se pâmaient d’aise et croyaient entendre la musique du paradis ; ils faisaient, par l’intermédiaire de la jeune femme, qui riait sous son voile, les déclarations les plus passionnées et les offres les plus extravagantes à cet atroce barbon ; le public, dans la confidence de l’erreur, se tordait de rire au contraste des paroles et de la personne à qui elles s’adressaient. Le turc, au dire de ceux qui le savent, prête plus qu’aucune autre langue aux calembours et aux équivoques ; une légère différence d’intuition suffit pour changer le sens d’un mot et le