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KADI-KEUÏ.

détourner au bouffon et à l’obscène, et c’est une ressource dont les comédiens ne se font pas faute, non plus que les montreurs de Karagheuz.

Deux ou trois des amoureux rebutés perdent le peu qu’ils avaient de cervelle et restent frappés chacun d’un tic particulier : l’un avance et retire perpétuellement la tête comme ces oiseaux de bois que fait mouvoir une boule pendue au bout d’un fil ; l’autre, à toutes les questions qu’on lui pose, répond par une cabriole et un imperturbable bim boum, bim boum, paf ; un troisième porte une lanterne accrochée au bout d’une baguette de fer rivée à son turban et fait intervenir son fallot dans toutes les situations où l’on n’en a que faire, ce qui amène des gourmades, des volées de coups de bâton, des décoiffements et des chutes les quatre fers en l’air dont les Funambules seraient jaloux.

Enfin paraît le tchelebi, l’Almaviva, le ténor, le vainqueur, celui qui n’a qu’à se montrer pour triompher de toutes les belles ; il donne aux prétendants une raclée générale ; Koutchouk-Hanem, Nourmahal ou Miri-Mah (j’ignore le nom de la beauté enfermée dans la tour), rougit, se trouble, entr’ouvre un peu son voile et répond, cette fois elle-même, avec une bonne grosse voix de garçon enrouée par la mue de la puberté ; les instruments font rage ; de jeunes Grecs costumés en femme s’avancent et contrefont les mouvements lascifs des ghawasies et des bayadères, pour représenter les réjouissances nuptiales. — C’est du moins ce que j’ai cru comprendre, d’après les gestes des acteurs et la structure extérieure de l’action. Peut-être me suis-je aussi complètement trompé que l’amateur entendant une symphonie pastorale qu’il prenait pour l’oratorio de la Passion, et qui plaçait le soupir de Jésus mourant à l’endroit où le compositeur avait voulu rendre le chant de caille dans les blés.