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CONSTANTINOPLE.

travers ce tumulte d’embarcations et de courants qui rendraient la navigation du Bosphore extrêmement dangereuse pour des bateliers moins adroits. Les caïques n’ont pas de gouvernail, et les rameurs, contrairement aux gondoliers de Venise, qui regardent la proue de la gondole, tournent le dos au but vers lequel ils se dirigent, ce qui fait qu’à chaque coup de rame ils retournent la tête pour voir si quelque obstacle inattendu ne vient pas se mettre à la traverse. Ils ont aussi des cris convenus par lesquels ils s’avertissent et s’évitent avec une prestesse inconcevable.

Assis sur un coussin au fond du caïque, à côté de mon compagnon, je jouissais en silence et dans l’immobilité la plus absolue de cet admirable spectacle, car le moindre mouvement suffit pour faire chavirer ces étroites nacelles, calculées pour la gravité turque ; la rosée de la nuit perlait sur nos cabans et faisait grésiller le latakyéh de nos chibouks, car, si chaude qu’ait été la journée, les nuits sont fraîches sur le Bosphore, toujours éventé par les brises marines et les colonnes d’air déplacées par les courants.

Nous entrâmes dans la Corne-d’Or, et, rasant la pointe de Seraï-Burnou, nous vînmes débarquer, au milieu d’une flottille de caïques, entre lesquels le nôtre, après s’être retourné, s’insinuait comme un fer de hache, près d’un grand kiosque au toit chinois et aux murailles tendues de toiles vertes, pavillon de plaisir du sultan, abandonné aujourd’hui et changé en corps de garde. C’était plaisir de voir aborder les longues barques à proues dorées des pachas et des hauts personnages, qu’attendaient sur le quai de beaux chevaux barbes magnifiquement harnachés et tenus en main par des nègres, des Arnautes ou des cawas, — la foule s’écartait avec respect pour leur livrer passage.

En temps ordinaire, les rues de Constantinople ne sont pas éclairées, et chacun doit porter à la main sa lanterne,