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CONSTANTINOPLE.

qui n’est guère fréquenté que par des matelots. L’éclairage en est assez original : il consiste en verres remplis d’huile où brûle une mèche et que suspend au plafond un fil de fer tordu en spirale, comme ceux qu’on met dans les canons de bois des petits enfants pour servir de ressort. Le cawadgi (maître du café) touche de temps en temps les verres, qui, par la force de l’élastique, montent et redescendent, exécutant une sorte de ballet pyrotechnique, au grand contentement de l’assemblée, mise de façon à ne pas redouter les taches. Un lustre composé d’une carcasse de fil d’archal représentant un vaisseau et garni d’une quantité de lumières qui en dessinent les lignes, complète cette illumination bizarre et fait une allusion délicate, saisie sans peine par la clientèle du café.

En voyant entrer un Franc, le cawadgi donna, pour lui faire honneur, une impulsion furibonde à son luminaire ; les verres se mirent à danser ainsi que des feux follets, et le lustre nautique tangua et roula comme une caravelle dans une tempête eu répandant une rosée d’huile rance.

Il faudrait, pour bien rendre la physionomie des habitués de ce bouge, le crayon de Raffet ou le pinceau de Decamps ; ce ne serait pas trop. Il y avait là des gaillards aux moustaches rébarbatives, au nez martelé de tons violents, au teint de cigare de Havane et de brique cuite, aux grands yeux orientaux noirs et blancs, aux tempes rasées et bleuâtres, d’une touche féroce et d’un accent extraordinaire, — de ces têtes que l’on n’oublie pas quand on les a vues une fois, et qui rendent molles toutes les sauvageries des maîtres les plus truculents.

L’incertaine clarté des veilleuses oscillantes les ébauchait dans la fumée de tabac par plans abruptes, par méplats inattendus, et de fortes ombres de momie, de terre de Sienne et de bitume relevaient énergiquement la lumière rembra-