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CONSTANTINOPLE.

Cette funèbre industrie ne paraît aucunement attrister ceux qui la professent, et ils taillent leurs marbres lugubres de la façon la plus joviale du monde ; en Turquie, l’idée de la mort ne semble effrayer personne et n’éveille pas le plus léger sentiment mélancolique. On est familiarisé sans doute avec elle et le voisinage du cimetière, mêlé partout à la cité vivante au lieu d’être relégué comme chez nous hors des murs et dans quelque lieu solitaire, lui ôte son effet de mystère et de terreur.

À côté de ce chantier de tombes toujours en activité, et à qui les commandes ne manquent jamais, car la mort est la meilleure des pratiques, la vie fourmille, pullule et bourdonne joyeusement : les marchands de comestibles étalent leurs victuailles ; ce ne sont de toutes parts que tonneaux de fromage blanchâtre, semblable à du plâtre gras, et dont les Turcs se servent en guise de beurre ; que barils d’olives noires, que caques de caviar de Russie, que tas de pastèques et de concombres, que monceaux d’aubergines et de tomates aux tons violets et pourprés, que quartiers de viande saigneux pendus aux crocs des boucheries, entourées d’un cercle de maigres chiens en extase ; plus loin, la poissonnerie vous prend au nez par son âcre odeur maritime, et fait grimacer à vos yeux les formes monstrueuses des seiches, des poulpes, des vieilles, des scorpions de mer et autres bizarres habitants de l’empire salé que la nature ne semble pas avoir modelés pour la pure lumière du jour, et qu’elle cache prudemment dans les profondeurs verdâtres de ses abîmes.

Les narvals que l’on mange à Constantinople sont d’un aspect particulièrement formidable : ils ont six ou huit pieds de long, et se coupent par larges dalles ; leur tête tranchée, qu’étoile un œil rond, vitré et sanglant, vous menace encore de son épée, forte, rigide et bleuâtre comme de l’acier bruni.