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LES BAZARS.

que j’envoie de bon cœur à tous les diables l’industrie, le commerce et la civilisation qui produisent des rouges si hostiles, des bleus si acariâtres, des jaunes si insolents, et troublent pour je ne sais quel gain la sereine harmonie de ton de l’Orient.

Quand je pense que je rencontrerai sans doute ces horribles étoffes découpées en vestes, en gilets et en caftans, dans une mosquée, dans une rue, dans un paysage, dont elles détruisent tout l’effet par leurs couleurs insociables, une secrète fureur bouillonne en moi, et je souhaite que la mer engloutisse les vaisseaux qui portent ces abominations, que le feu détruise les fabriques où elles se trament et que la Great-Britain s’évapore dans son brouillard. J’en dirai autant des exécrables cotonnades de Rouen, de Roubaix et de Mulhouse, qui commencent à répandre en Orient leurs affreux petits bouquets, leurs atroces guirlandes et leurs sales mouchetures, semblables à des punaises écrasées. Si j’en parle avec tant d’amertume, c’est que j’ai eu la douleur profonde, et dont je ne me consolerai jamais, de voir trois petites filles turques, de huit à dix ans, belles comme des houris, et même beaucoup plus belles, car les houris n’existent pas, qui portaient sur une robe de rouennerie un caftan de drap anglais. Les rayons du soleil, quoique attirés par leurs charmants visages, n’osaient pas éclairer ces monstruosités modernes, et rebroussaient d’épouvante.

Heureusement, l’on est distrait de ces idées pénibles par l’étalage des vêtements d’enfants : ce ne sont que mignonnes vestes brodées d’or et d’argent, gentils pantalons bouffants de soie, petits caftans à soutaches, tarbouches puérils ornés de croissants ; un Orient en miniature, le plus joli et le plus coquet du monde.

Puis viennent, dans une ruelle spéciale, les trayeurs d’or, ceux qui font ces fils argentés et dorés dont on brode les