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LES DERVICHES TOURNEURS.

Chaque couple passa devant le chef, qui se tenait debout, et, après le salut échangé, faisait sur lui un geste de bénédiction ou de passe magnétique ; cette espèce de consécration s’exécute avec une étiquette singulière. Le dernier derviche béni en prend un autre dans le couple suivant et paraît le présenter à l’iman, cérémonie qui se répète de groupe en groupe jusqu’à l’épuisement de la bande.

Un changement remarquable s’était opéré déjà dans les physionomies des derviches ainsi préparés à l’extase. En entrant, ils avaient l’air morne, abattu, somnolent ; ils penchaient la tête sous leurs lourds bonnets ; maintenant leurs visages s’éclairaient, leurs yeux brillaient, leurs attitudes se relevaient et se raffermissaient, les talons de leurs pieds nus interrogeaient le parquet avec un mouvement de trépidation nerveuse.

Aux psalmodies du Koran nasillées en ton de fausset s’était joint un accompagnement de flûtes et de tarboukas. — Les tarboukas marquaient le rhythme et faisaient la basse, les flûtes exécutaient à l’unisson un chant d’une tonalité élevée et d’une douceur infinie.

Le motif du thème, ramené invariablement après quelques ondulations, finissait par s’emparer de l’âme avec une impérieuse sympathie, comme une femme dont la beauté se révèle à la longue et semble augmenter à mesure qu’on la contemple. Cet air, d’un charme bizarre, me faisait naître au cœur des nostalgies de pays inconnus, des tristesses et des joies inexplicables, des envies folles de m’abandonner aux ondulations enivrantes du rhythme. Des souvenirs d’existences antérieures me revenaient en foule, des physionomies connues et que cependant je n’avais jamais rencontrées dans ce monde me souriaient avec une expression indéfinissable de reproche et d’amour ; toutes sortes d’images et de tableaux de rêves oubliés depuis longtemps