Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
CONSTANTINOPLE.

Des arabas remplis de femmes assises les jambes croisées, montent ou descendent la rue, au pas modéré de grands bœufs bleuâtres, conduits par un saïs, qui souvent tient la corne de la bête sous la main. Les chiens, endormis au milieu de la voie publique, se dérangent à peine, au risque de se faire broyer sous l’ongle des lourds fissipèdes ou l’orbe des roues massives. Heureusement la marche de ces chars primitifs est lente, et les Turcs ne sont jamais pressés.

De ces arabas dorés et peints, et recouverts d’une toile ajustée sur des cerceaux, partent des éclats de voix et des rires joyeux ; l’œil furtif en s’y plongeant peut entrevoir des visages moins sévèrement voilés et qui peuvent se croire à l’abri des regards profanes. Sur le devant, de petites filles d’une dizaine d’années, non masquées encore par le yachmack impitoyable, trahissent, par leur beauté précoce, l’incognito de leurs mères accroupies un peu en arrière. De ces longs yeux noirs en amande, de ces sourcils marqués comme à l’encre de Chine, de ces nez légèrement aquilins, de ces ovales réguliers, de ces bouches empourprées de grenade, il n’est pas difficile, en les accentuant un peu, de conclure au type si mystérieusement dérobé de la Vénus turque.

Voici un convoi qui passe : un cercueil, couvert d’une draperie verte, appuyé sur les épaules de six hommes marchant d’un pas rapide, se dirige en toute hâte au grand Champ-des-Morts de Scutari ; il trouvera là, sous l’ombre des hauts cyprès, dans la terre maternelle d’Asie, un repos que les Francs d’Europe ne troubleront pas.

Des pâtres, traînant un mouton monstrueux, d’une obésité phénoménale, grossie encore par ses longues laines, se croisent avec le convoi, qui court comme si le diable l’emportait ; des soldats à cheval passent d’un air indolent et fier ; des chameaux, ayant en tête un petit âne, défilent en balançant leur col d’autruche, agitant leurs babines velues,