Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150
CONSTANTINOPLE.

hurleurs se flagellent, se tailladent et se perforent, lorsqu’ils sont parvenus au plus haut degré de fureur religieuse, et que les cris ne suffisent plus pour exprimer leur délire saintement orgiaque.

L’iman était un grand vieillard osseux, sec, à figure sillonnée et ravinée, très-digne et très-majestueux. À côté de lui se tenait un beau jeune homme au turban blanc retenu par une bandelette d’or transversale, à pelisse vert-émir, comme en portent les descendants du prophète ou les hadjis qui ont fait le pèlerinage de la Mecque ; son profil, pur, triste et doux, offrait plutôt le type arabe que le type turc, et son teint, d’un ton olivâtre uni, semblait confirmer cette origine.

En face étaient rangés les derviches dans la pose sacramentelle, répétant à l’unisson une espèce de litanie entonnée par un gros homme à poitrine d’Hercule, à col de taureau, doué de poumons de fer et d’une voix de stentor. À chaque verset, ils se balançaient la tête d’avant en arrière et d’arrière en avant, avec ce mouvement de magot ou de poussah qui finit par donner un vertige sympathique quand on le regarde longtemps.

Quelquefois un des spectateurs musulmans, étourdi par cette oscillation irrésistible, quittait sa place en chancelant, se mêlait aux derviches, se prosternait et commençait à s’agiter comme un ours en cage.

Le chant s’élevait de plus en plus ; le dandinement se précipitait, les visages commençaient à devenir livides et les poitrines haletantes. Le coryphée accentuait les paroles saintes avec un redoublement d’énergie, et nous attendions, pleins d’anxiété et de terreur, les scènes qui allaient suivre.

Quelques derviches, entraînés à point, s’étaient levés et continuaient leurs soubresauts, au risque de se fendre la tête contre les murs et de se luxer les vertèbres du col par ces furieuses saccades.