Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
152
CONSTANTINOPLE.

étendez sur ce moulage funèbre un vieux parchemin jaune, et vous aurez l’image la plus exacte du derviche hurleur de Scutari, émacié et comme disséqué par l’entraînement du fanatisme. Cette sauvage et vigoureuse maigreur me faisait penser à ces vers farouches dans lesquels Chanfara, le poëte-coureur, dessine son abrupte physionomie. Le derviche eût pu dire comme lui : « Je me mets en course le matin n’ayant pris qu’une bouchée, comme un loup aux fesses maigres, au poil gris, qu’une solitude conduit à une autre ; lorsque la plante calleuse de mes pieds frappe une terre dure semée de cailloux, elle en tire des étincelles, elle les fait voler en éclats ; tout maigre que je suis, j’aime à faire mon lit de la terre, et j’étends sur sa face un dos que tiennent à distance des vertèbres arides ; j’ai pour oreiller un bras décharné dont les jointures saillantes semblent des osselets lancés par un joueur et tombés de champ. »

Les hurlements étaient devenus des rugissements ; le derviche dont je viens d’esquisser le portrait balançait sa tête flagellée de longs cheveux noirs, et tirait de sa poitrine de squelette des rauquements de tigre, des grommellements de lion, des glapissements de loup blessé saignant dans la neige, des cris pleins de rage et de désir, des râles de voluptés inconnues, et quelquefois des soupirs d’une tristesse mortelle, protestations du corps broyé sous la meule de l’âme.

Excitée par l’ardeur fiévreuse de cet enragé dévot, toute la troupe, ramassant un reste de force, se jetait en arrière d’un seul bloc, puis se lançait en avant comme une ligne de soldats ivres, en hurlant un suprême Allah-hou ! sans rapport avec les sons connus et tel qu’on peut supposer le beuglement d’un mammouth ou d’un mastodonte dans les prêles colossales des marais antédiluviens ; le plancher tremblait sous le piétinement rhythmique de la bande hurlante,