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LE CIMETIÈRE DE SCUTARI.

Il arrive un jour que les fleurs se fanent et ne sont plus renouvelées, car il n’est pas de douleur éternelle, et la vie serait impossible sans l’oubli. L’eau de pluie remplace l’eau de rose ; les petits oiseaux viennent boire les larmes du ciel à l’endroit où tombaient les larmes du cœur. Les colombes trempent leurs ailes dans cette baignoire de marbre, se sèchent en roucoulant au soleil sur le cippe voisin, et le mort, trompé, croit entendre un soupir fidèle. Rien n’est plus frais et plus gracieux que cette vie ailée gazouillant sur des tombes. Quelquefois un Turbé aux arcades moresques s’élève monumentalement entre les sépultures plus humbles et sert de kiosque sépulcral à un pacha entouré de sa famille.

Les Turcs, qui sont graves, lents, majestueux pour toutes les actions de la vie, ne se hâtent que pour la mort. Le corps, aussitôt qu’il a subi les ablutions lustrales, est emporté vers le cimetière au pas de course, orienté du côté de la Mecque, et recouvert promptement de quelques poignées de poussière ; cela tient à une idée superstitieuse. Les musulmans croient que le cadavre souffre tant qu’il n’est pas rendu à la terre, d’où il est sorti. — L’iman interroge, sur les principaux articles de foi du Koran, le défunt, dont le silence est pris pour un acquiescement ; les assistants répondent Amin, et le cortège se disperse laissant le mort seul avec l’éternité.

Alors Monkir et Nekir, deux anges funèbres dont les yeux de turquoise brillent dans un visage d’ébène, l’interrogent sur sa vie vertueuse ou perverse, et, d’après ses réponses, lui assignent la place que son âme doit occuper, enfer ou paradis. — Seulement l’enfer musulman n’est qu’un purgatoire, car, après avoir expié ses fautes par des tourments plus ou moins longs et plus ou moins atroces, tout croyant finit par jouir des embrassements des houris et de l’ineffable vue d’Allah.