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EN MER.

encombraient l’échelle, je regardais les barques ameutées au flanc du navire comme de petits poissons autour d’une baleine, et j’en notais les particularités de construction et d’ornement. Destinées au service du port, où l’eau est ordinairement tranquille, ces barques n’ont pas de gouvernail, la proue et la poupe sont marquées par une membrure relevée ayant de la ressemblance avec le bec d’une gondole de Venise auquel on n’aurait pas encore adapté cette clef de fer dentelé qui simule un manche de violon ; à la proue s’ouvrent deux yeux grossièrement peints, comme aux chaloupes de Cadix et de Puerto ; à côté de ces yeux, une main, étendant le doigt indicateur, semble désigner la route. Est-ce un symbole de vigilance, un préservatif contre la jettatura et le mauvais œil ? C’est ce que je ne saurais précisément vous dire ; mais ces yeux ainsi placés donnent à ces barques un vague aspect de poisson nageant à fleur d’eau assez étrange. Sur le dossier de la proue sont peintes les armes d’Angleterre, avec le lion et la licorne, leurs supports héraldiques en couleurs crues et violentes, ou bien un féroce hussard fait cabrer un cheval impossible dû à la fantaisie de quelque peintre-vitrier. Des embarcations plus modestes se contentent d’un simple pot de fleurs largement épanouies.

La foule diminue ; j’entre dans un canot, je descends à terre, je passe sous une porte assez obscure. Une rue en escalier se présente à moi : je grimpe au hasard, selon mon habitude de marcher sans guide dans les villes inconnues ; d’après certains instincts topographiques qui me trompent rarement, et, après quelques zigzags, je débouche sur la place du Gouvernement, juste à l’heure où allait sonner la retraite anglaise. Cette retraite mérite une description particulière : les tambours, la grosse caisse, le fifre, se rangèrent silencieusement à un bout de la place ; je n’ai aucune envie de jeter du ridicule sur l’armée anglaise, mais je ne suis pas