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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/238

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CONSTANTINOPLE.

cules d’une peau dartreuse. Quelques chiens saigneux réduits à l’état de squelette, rongés de vermine et de morsures, dormaient dans la boue noire et fétide ; d’ignobles loques pendillaient aux fenêtres, derrière lesquelles, haussés par nos montures, nous découvrions des têtes bizarres d’une lividité maladive, entre la cire et le citron, surmontées d’énormes bourrelets de linge blanc et emmanchées dans de petits corps fluets à poitrine plate, sur laquelle bridait une étoffe miroitante comme les feuilles d’un parapluie mouillé ; des yeux mornes, atones, aux regards accablés, pareils dans ces visages jaunes à des charbons tombés dans une omelette, se levaient lentement vers nous et retombaient sur quelque besogne ; des fantômes furtifs passaient le long des baraques le front ceint d’un chiffon blanc moucheté de noir, comme si l’usure y eût essuyé sa plume toute la journée, le corps perdu dans une souquenille vernie de crasse.

Nous étions à Balata, le quartier juif, le ghetto de Constantinople ; nous voyions là le résidu de quatre siècles d’oppression et d’avanie, le fumier sous lequel ce peuple, proscrit partout, se blottit comme certains insectes pour se dérober à ses persécuteurs ; il espère se sauver par le dégoût qu’il inspire, vit dans la fange et en prend les teintes. On imaginerait difficilement quelque chose de plus immonde, de plus infect et de plus purulent : la plique, les scrofules, la gale, la lèpre et toutes les impuretés bibliques, dont il ne s’est pas guéri depuis Moïse, le dévorent sans qu’il s’y oppose, tant l’idée du lucre le travaille exclusivement ; il ne fait même pas attention à la peste s’il peut faire un petit commerce sur les habits des morts. — Dans ce hideux quartier roulent pêle-mêle Aaron et Isaac, Abraham et Jacob ; ces malheureux, dont quelques-uns sont millionnaires, se nourrissent de têtes de poisson qu’on retranche comme venimeuses et qui développent chez eux certaines maladies