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LE BEÏRAM.

parcourut la foule. Tout le monde était ému, même les spectateurs non musulmans.

Abdul-Medjid se tint debout quelques instants sur l’escabeau : à son fez, une agrafe de diamants fixait l’aigrette de plumes de héron, signe du pouvoir suprême ; une espèce de paletot large en drap bleu foncé, retenu par une boucle de brillants, sous lequel scintillaient les dorures de son uniforme, un pantalon de satin blanc, des bottes vernies où miroitait la lumière, et des gants paille très-justes, composaient ce costume d’une simplicité qui faisait pourtant pâlir toutes les chamarrures des personnages subalternes. Puis il se rassit, et les prosternations commencèrent.

J’ai déjà donné un portrait du sultan, mais rapidement crayonné et comme saisi au vol ; je pourrai achever ici cette esquisse, car la cérémonie du beïram ne dure pas moins de deux heures, et j’eus tout le temps de le regarder. Sultan Abdul-Medjid-Khan est né le 11e jour du mois de chaaban, l’an 1238 de l’hégire (25 avril 1823) ; il avait donc, lorsque je le vis en 1852, vingt-neuf ans et quelques mois. Monté à seize ans sur le trône, où il succédait à sultan Mahmoud, il avait déjà régné treize années. Sa figure immobile m’a paru profondément empreinte des satiétés suprêmes du pouvoir ; un ennui fixe et intense toujours égal à lui-même, éternel comme la neige des hauts lieux, lui faisait comme un masque de marbre et solidifiait des traits assez peu réguliers. Le nez n’a pas cette courbe aquiline du type turc ; les joues sont pâles et encadrées d’une barbe fine et brune, et martelées de quelques plans qui trahissent la fatigue ; le front, autant que le fez le laisse voir, m’a paru large et plein ; quant aux yeux, je ne puis les comparer qu’à des soleils noirs arrêtés dans un ciel de diamant ; aucun objet ne semblait s’y réfléchir ; comme les yeux des extatiques, on les