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LE BEÏRAM.

qui se tortillaient à ses pieds dans la poussière ? Et cependant cette immobilité indifférente n’avait rien d’emphatique ni de tendu. C’était la négligence aristocratique et distraite du grand seigneur, recevant les honneurs qui lui sont dus sans y prendre autrement garde ; la somnolence dédaigneuse du dieu fatigué par ses dévots, trop heureux qu’il veuille bien les souffrir.

Une remarque bizarre que ce défilé de pachas me mit à même de faire, c’est l’obésité énorme des personnages investis de hauts grades ; ils atteignaient des proportions vraiment monstrueuses, des rotondités d’hippopotame et de poussah, qui leur rendaient l’accomplissement de l’étiquette tout à fait laborieux. On ne saurait se faire une idée des contorsions de ces gros êtres, obligés de se courber jusqu’au sol et de se relever ; quelques-uns, plus larges que hauts, et semblables à des superpositions de boules, manquèrent de piquer du nez en terre et de rester étendus aux pieds du maître.

À côté de ces prodigieux Turcs, Lablache paraîtrait svelte et mignon. Cet embonpoint anormal envahit les Turcs souvent de fort bonne heure. Il nous est arrivé de rencontrer aux eaux d’Asie et d’Europe de jeune fils de pachas déjà tout bouffis de graisse à dix ou douze ans, et qui assurément devaient peser deux cents livres ; ils faisaient déjà ployer le cheval barbe qui les portait, et près duquel un saïs marchait la main appuyée sur la croupe. Par un contraste qu’on prendrait pour une raillerie philosophique faite à plaisir, tous les employés inférieurs n’ont que la peau et les os : la caricature des gras et des maigres, de Breughel, serait de circonstance en Turquie. La décroissance de l’obésité suit une proportion presque mathématique mesurée par le grade. On dirait que les fonctions sont distribuées selon le poids.

Après les pachas vint le Scheick ul-islam en caftan blanc,