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CONSTANTINOPLE.

flammes, produisait par la réverbération l’aspect d’un double incendie au milieu duquel les maisons se dessinaient en silhouettes noires frappées comme à l’emporte-pièce de trous lumineux. Des traînées de feu, brisées par l’oscillation des vagues, s’allongeaient sur la Corne-d’Or, semblable à ce moment à une vaste nappe de punch ; les flammes s’élevaient à une hauteur prodigieuse, rouges, bleues, jaunes, vertes, selon les matériaux qu’elles dévoraient ; quelquefois une phosphorescence plus vive, une lueur plus incandescente éclatait dans l’embrasement général ; des milliers de flammèches volaient en l’air comme les pluies d’or et d’argent d’une bombe d’artifice, et, malgré la distance, on entendait la crépitation de l’incendie. Au-dessus de la flamme, se contournaient d’énormes masses de fumée bleuâtres d’un côté et de l’autre roses comme les nuages au couchant. La tour du Seraskier, Yeni-Djami, la Solimanieh, la mosquée d’Achmet, celle de Selim, et plus haut, sur la crête de la colline, les arcades de l’aqueduc de Valens brillaient illuminées de reflets rougeâtres ; les barques et les vaisseaux du port se découpaient en ombres chinoises sur un fond écarlate ; deux ou trois péniches chauffées trop violemment prirent feu, et l’on put craindre un moment une conflagration générale dans cet encombrement de navires ; mais elles s’éteignirent bientôt.

Malgré le vent froid qui nous glaçait à cette hauteur, car nous étions assez légèrement vêtus, mon compagnon et moi, nous ne pouvions nous arracher à ce spectacle désastreusement magnifique, qui nous faisait comprendre et presque excuser, par sa beauté, Néron regardant brûler Rome de sa tour du Palatin. C’était un flamboiement splendide, un feu d’artifice à la centième puissance, avec des effets que la pyrotechnie ne saura jamais atteindre ; et, comme nous n’avions pas le remords de l’avoir allumé, nous