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CONSTANTINOPLE.

la nouvelle cité le surnom de ville des Aveugles, pour avoir choisi cette place lorsqu’ils pouvaient prendre celle où s’étala plus tard Byzance. Ce reproche ne nous semble aujourd’hui guère mérité, car de Kadi-Keuï on a la plus admirable perspective du monde, et Constantinople déploie sur l’autre rive, à travers la gaze argentée de sa légère brume, la magnificence de ses dômes, de ses coupoles, de ses minarets, de ses masses de maisons peintes, entrecoupées de touffes d’arbres. — Quand on veut jouir du panorama de Cologne, il faut aller se loger à Deutz, de l’autre côté du Rhin ; pour bien voir Stamboul, il n’y a pas de meilleur moyen que de prendre une tasse de café sur le port de Kadi-Keuï.

Deux modes de transport se présentent pour faire cette petite traversée, d’abord le caïque, ensuite le bateau à vapeur, qui fume près du pont de bois de Galata. Comme le trajet est un peu long et le courant rapide, on préfère généralement le pyroscaphe. J’ai employé l’un et l’autre. Le dernier est plus amusant pour le voyageur, en ce qu’il lui présente réunis en un étroit espace une foule de types curieux qui semblent poser devant lui. La séparation des sexes est tellement entrée dans les mœurs, que le tillac des bateaux à vapeur est réservé aux femmes et forme une espèce de harem où se parquent les Turques. Les dames arméniennes et grecques, lorsqu’elles sont seules, prennent aussi cette place. Tout le pont est couvert de tabourets bas, sur lesquels on s’asseoit, les genoux au menton ; des garçons circulent portant des verres d’eau ou de raki, des chiboucks et des tasses de café, des bonbons ou de menues pâtisseries ; car à Constantinople on grignote toujours quelque chose, et les graves fonctionnaires s’arrêtent au coin d’une rue pour manger une tranche de baklava ou de pastèque lorsque la faim les prend.