Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
358
CONSTANTINOPLE.

Leurs conducteurs cuisinaient leur frugale pitance dans une des fissures de l’arbre, espèce de cheminée naturelle au foyer fait de deux pierres ; c’était un tableau charmant, tout groupé et tout composé. J’avais envie d’aller chercher Théodore Frère à son atelier de Buyuk-Déré pour en faire une pochade peinte ; mais l’araba se serait remis en route, ou le rayon qui éclairait si pittoresquement la scène se serait éteint avant que l’artiste fût arrivé. D’ailleurs, Frère a dans ses cartons des milliers de scènes analogues qui se reproduisent fréquemment dans la vie orientale.

Le Charlemagne était mouillé à Thérapia, en face de l’ambassade de France, qui donnait une fête aux matelots. Des canots allaient sans cesse du navire à terre, débarquant l’équipage, composé d’environ douze cents hommes, dont on n’avait gardé à bord que les surveillants indispensables ; d’immenses tables étaient dressées sous les grands arbres, dans les jardins de l’ambassade ; et, sur la terrasse, les artistes du Charlemagne avaient élevé un théâtre avec des pavillons et des toiles à voiles, au fronton duquel un aigle très-bien peint en détrempe palpitait des ailes au-dessus d’attributs de guerre et de marine. Les marins savent tout faire : ils avaient construit le théâtre, et il jouait des vaudevilles comme des acteurs de profession ; Arnal n’est pas plus drôle dans Passé minuit que le gabier chargé de ce rôle à Thérapia. Dans l’autre vaudeville, dont le nom m’échappe, de jeunes mousses imberbes ou des matelots rasés de très-près remplissaient les rôles de femme, comme sur le théâtre antique : leurs faux tours en cheveux blonds, les appas complémentaires dont ils ne s’étaient pas fait faute, et qui auraient éveillé la galanterie de Sganarelle, les allures masculines qu’ils reprenaient sans y penser au milieu de leurs affectations de mignardise, leurs pas brusques embarrassés par les jupes, leurs alternatives de fausset et de