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SYRA.

me restera dans la mémoire comme une des plus splendides de ma vie. Nous voguions entre deux abîmes de lapis-lazuli, traversés de veines d’or et poudrés de diamants. La lune, absente ou tellement mince encore que le dos de sa faucille d’argent se distinguait à peine, laissait rayonner dans toute sa magnificence cette nuit or et bleu que ses teintes d’argent eussent rendue blafarde. Deux bateaux à vapeur venant en sens contraire de notre marche contribuaient, avec leurs fanaux rouges et verts, à l’illumination générale. Presque tout le monde passa la nuit sur le pont, et ce fut le froid du matin qui nous chassa dans nos cabines.

Lorsque le jour reparut, nous passions entre Serpho et Siphanto. Serpho, que nous longions de plus près, est l’ancienne Sériphe, un lieu de déportation sous les empereurs romains ; Serpho paraît encore très-propre à cette destination lugubre ; rien n’est plus nu, plus sec, plus désolé, du moins vu de la mer. Des collines montagneuses, fauves, pulvérulentes, bossellent la surface de l’île. Avec la lorgnette, on distingue quelques petits murs de pierre, quelques taches noirâtres qui doivent être des enclos et des cultures ; une ville ou plutôt un bourg étagé en amphithéâtre sur un escarpement se détache par sa blancheur. Tout cela, sans cet air transparent et cette admirable lumière de Grèce, aurait un aspect misérable ; mais ces terres brûlées prennent, sous ce soleil des tons superbes.

En mer, comme dans les montagnes, on se trompe souvent sur les distances et les dimensions des objets. Sur le flanc de Serpho se trouve un îlot nommé Boni ou Poloni, qui me parut avoir une vingtaine de pieds de hauteur, jusqu’à ce qu’une goëlette vînt, en le rasant, rétablir l’échelle. Cet îlot, qui me faisait l’effet d’une grosse pierre tombée dans l’eau, avait au moins deux ou trois fois la hauteur de la goëlette.