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CONSTANTINOPLE.

ment vers moi, hors d’un feredgé en haillons, leur main de momie démaillotée. Leurs yeux de chouette tachaient de deux trous bruns la loque de mousseline, bossuée par l’arqûre de leur bec d’oiseau de proie, et jetée comme un suaire sur leur visage hideux ; d’autres, plus ingambes, passaient, le dos voûté, la tête au milieu de la poitrine et les mains appuyées sur de grandes cannes, comme ma Mère l’Oie dans les prologues de pantomime aux Funambules.

On ne peut savoir qu’en Orient à quelle laideur fantastique arrivent les vieilles femmes qui ont renoncé franchement à leur sexe, et que ne déguisent plus les savants artifices d’une toilette laborieuse ; ici même le masque ajoute à l’impression ; ce que l’on voit est affreux, mais ce que l’on rêve est épouvantable. Il est fâcheux que les Turcs n’aient pas de sabbat pour y envoyer ces sorcières à cheval sur un balai.

Quelques hammals Arnautes ou Bulgares, pliant sous un faix énorme, et, comme le Dante en enfer, ne levant pas un pied que l’autre ne fût assuré, montaient ou descendaient la ruelle ; des chevaux cheminaient bruyamment, tirant à chaque écart des gerbes d’étincelles du pavé inégal et raboteux de ce quartier plus laborieux que fashionable.

J’arrivai ainsi à la Corne-d’Or, où je débouchai près des bâtiments blancs de l’arsenal, élevés sur de vastes substructions et couronnés d’une tour en forme de beffroi. Cet arsenal, construit dans un goût civilisé, n’a rien de curieux pour un Européen, quoique les Turcs en soient très-fiers ; aussi ne m’arrêtai-je pas longtemps à le contempler et gardai-je toute mon attention pour le mouvement du port, encombré de navires de toutes nations, sillonné en tous sens par les caïques, et surtout pour le merveilleux panorama de Constantinople déployé sur l’autre rive.

Cette vue est si étrangement belle, que l’on doute de sa réalité. On croirait avoir devant soi une de ces toiles d’o-