Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


« Nous ne pouvons trop nous en souvenir, car ce plus beau de tous les rêves, nous l’avons fait les yeux ouverts et l’esprit plein de foi, d’enthousiasme et d’amour.

« Nous ne rêvions pas… quand on ne sait quel courant rapide nous avait poussés tous sur la même rive, afin que nous pussions trouver des échos pour nos voix indécises et des âmes ardentes pour nos âmes audacieuses et ferventes.

« Sainte et belle réunion, mon cher Théo, que celle où chacun était pour le frère qui aime, l’ami qui se dévoue et le compagnon de route qui fait oublier la longueur ou la fatigue du chemin.

« Réunions plus belles qu’on ne peut le dire, où tous souhaitaient le succès de tous sans exagération insensée et sans vanité collective, où chacun de nous offrait de prêter son épaule au pied de celui qui voulait tenter de gravir et d’atteindre.

« Lesquels de nous étaient les riches ou les prédestinés ? Nous l’ignorions, car nous formions une famille sans Benjamin et sans droit d’aînesse. Tandis que les fouriéristes faisaient des phalanstères les saint-simoniens de nouveaux contrats sociaux, les démocrates des projets, sourds à tous ces bourdonnements d’alors, nous n’entendions que le murmure de l’art qui s’agitait dans l’enfantement d’un progrès. La plume, le pinceau, la lyre et le ciseau du statuaire étaient nos seules armes, les grands maîtres nos seuls dieux, et l’art le seul drapeau que nous voulions faire flotter et défendre.