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Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/235

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correct ; mais elle satisfait plus la raison que les yeux. Elle ne compte guère de coloriste, et quand on a nommé Watteau, qui était presque flamand, Chardin, Prudhon et Gros, on hésite. Anvers dit Rubens, Amsterdam Rembrandt, Venise Titien, Paul Véronèse, Tintoret ; Séville Murillo, Madrid Velasquez, Londres Reynolds ou Lawrence ; Paris ne peut répondre que Delacroix, et c’est un nom digne de s’inscrire parmi ces noms illustres.

Quoique contesté et disputé bien longlemps, Delacroix a tenu une grande place dans l’art moderne, et le vide de sa mort se fera bientôt sentir par un refroidissement et une décoloration qui iront augmentant chaque jour. Il avait jeté sa verve, son génie, sa couleur, sa hardiesse, sa sauvagerie, sa férocité, dans cette peinture trop sage, trop rangée, trop bourgeoise, où la propreté est considérée comme une vertu. Il était inquiet, fiévreux, passionné, amoureux de l’art et de la gloire, poursuivant son idéal à travers tout, ne craignant pas d’être choquant, ayant horreur du commun, âpre au travail malgré sa santé délicate, et fécond comme un véritable maître, car il laisse un œuvre immense. Il s’est colleté avec Gœthe, avec Shakspeare, avec Byron, avec la mythologie et le moyen âge, avec la Bible et l’Évangile, avec les tigres, les lions et la mer, et il n’a été vaincu dans aucune de ces luttes.

(Moniteur, 18 novembre 1864.)