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TROP TARD

recoins sombres de mon cœur, tu sauras enfin ce que tu tenais tant à savoir, pourquoi je traîne avec moi une irrémédiable mélancolie, pourquoi à trente ans je suis complètement désintéressé de l’existence.

Je sais que ton esprit rêveur et un peu porté au mysticisme est capable de me comprendre, et que tu ne riras pas de moi.

Donc, voici mon histoire :

À l’âge où les premières effervescences du sang nous montent au cerveau, à cette époque charmante où nous adorons de toute notre âme toutes les cousines que le ciel nous a données, je vis se dresser dans mon esprit, comme une belle au bois dormant qui sort d’un long sommeil, l’image d’une femme délicieusement belle que je ne connaissais pas et que pourtant il me sembla reconnaître.

Cette vision s’imposa à moi et me causa tous les troubles, tous les ravissements d’un premier amour. C’est que cette singulière création de mon cerveau était née armée de toutes pièces, l’apparition avait une netteté extraordinaire, aucun détail de son visage et même de sa parure ne m’échappait : elle était blonde ; ses cheveux, relevés en une seule masse et mordus par un peigne, retombaient en boucles