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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

Les tristes épreuves que nous venons de subir dans notre Paris assiégé nous le fournissent trop aisément. Certain jour nos soldats remportèrent sur l’ennemi (c’était à Chevilly, je pense) un avantage assez marqué, mais, hélas ! sans importance et sans proportions considérables. En moins d’une heure, l’esprit du peuple en avait fait une victoire immense. Même la foule se mit en mouvement, et des multitudes attendirent, dans nos rues encombrées, le passage de vingt mille, de trente mille, de quarante mille prisonniers prussiens. Voilà bien la formation de l’Épopée populaire. Jugez par là ce qu’il en devait être aux IXe et Xe siècles, alors qu’il y avait si peu de chemins, qu’on recevait si peu de nouvelles et que, passant seulement sur les lèvres populaires, elles étaient si difficilement exactes. Ce furent excellemment les siècles de la légende, et, partant, ceux de l’Épopée.

Mais le peuple ne se contente pas d’amplifier de la sorte les récits historiques, il les dénature autrement que par ses exagérations. Il existe toujours dans son esprit un certain nombre de personnages typiques qu’il groupe toujours dans la légende autour de son héros principal. C’est l’Ami, par exemple, c’est la Femme aimée, c’est le Roi, c’est le Vengeur, mais surtout c’est le Traître. On a dit avec raison que toutes les Épopées indo-européennes se résument dans le combat du Bien et du Mal. Or, le Traître, c’est le Mal. Le peuple, dans tous ses malheurs, et principalement dans toutes ses défaites, voit un traître. Depuis le commencement de cette guerre de 1870, qu’entendons-nous dire à tous nos soldats, à tous nos paysans, à tout le peuple ? « On nous a trahis, on nous a vendus. » Les Français, en particulier, ne peuvent s’imaginer vaincus que par la trahison. Il en a toujours été de même. Tout Roncevaux donne l’idée d’un Ganelon, et, s’il n’existe pas, on l’invente. C’est ainsi que ce type et bien d’autres prennent de toute nécessité leur place dans une Épopée digne de ce nom. Il y entre aussi quelques-unes de ces histoires universelles, de ces contes cosmopolites, de ces légendes qui sont le fonds commun de toute l’humanité et que l’on retrouve, en effet, chez tous